S’il reconnaît volontiers que lire, bayer aux corneilles et écrire sont ses activités favorites, Jérôme Lafargue - né en 1968 et auteur d’un premier roman remarqué, L’Ami Butler (Quidam, Prix des librairies Initiales) - est aussi de ceux pour qui le romanesque rime avec l’imprévisible qui arrive, la neige en plein été ou l’aiguille qu’on retrouve dans la botte de foin.
Avec Dans les ombres sylvestres, jouant de l’étrangeté et de la difficulté à gérer plusieurs réalités concurrentes, il nous fait accéder au pressentiment même du surréel. Dans un monde surchargé de fausses vérités érigées en valeurs universelles, le narrateur - arrière-petit-fils d’un occultiste aux pouvoirs effrayants, petit-fils d’un cordonnier aviateur, et fils d’un surfeur de légende - cherche le moyen de se montrer digne de son étonnante lignée. Se retrouvant héritier de la maison familiale dominant l’océan, à Cluquet, un petit village coincé entre les arbres, le sable et l’eau, il veut comprendre le pourquoi d’une si lourde ascendance. En remontant d’abord à l’ancêtre, Elébotham Gueudespin, colosse au visage juvénile, aux « yeux de tueur » et à la « sérénité d’elfe sauvage ». Elébotham écartelé entre férocité et bonté, puissance et bonté, débarquant un beau matin de 1906, à Cluquet, attiré en ce lieu par ses friches sans âge et sans chemin et par sa forêt - des chênaies et des pinèdes multicentenaires qu’on disait habitées par le diable et dont le contour dessine la silhouette d’un loup. « Ménestrel diabolique », guérisseur et sorcier distillant enchantements comme maléfices, il disparut mystérieusement en 1917, au cours d’un assaut, laissant un fils qui mourra foudroyé dans les airs, à 37 ans, abandonnant à son tour un garçon, Jaguen, le futur père d’Audric, le narrateur. Jaguen le surfeur, véritable « Diogène des marées et des creux » qui succombera brutalement en 1998. Tous nés un 2 décembre et frappés par le destin. Des vies semblant obéir à une forme de géométrie cryptique, et au cœur desquelles des sortilèges semblent embusqués. À commencer par celui des sonorités de leur nom et prénoms, jusqu’au sentiment de l’existence d’un ordre secret à l’intérieur de ce monde, peut-être en correspondance avec un ordre tout aussi secret à l’intérieur du monde de l’au-delà.
Ce sont les linéaments de quelques-uns de ces cercles qu’on voit se dessiner au fil de l’investigation que mène Audric. À partir de quelques signes d’élection, d’une singularité (dernière phalange manquant à l’annulaire de la main gauche), et d’une méditation sur la figure de la réversibilité, c’est la part d’ombre et de lumière - « les deux souvent d’égale mesure » - que chacun porte en soi, qu’explore Jérôme Lafargue. En homme vivant dans un monde où « les processus de civilisation et de déshumanisation chevauchent côte à côte dans une poussière aveuglante », et un peu à la manière d’Aloysius Bertrand ou de Hiéronymus Bosch dont les tableaux parlent de damnation et de félicité, évoquent dans le même mouvement « le chaos, l’apocalypse ainsi que l’innocence et la pitié ». En adepte fervent surtout « des extrapolations et des liens les plus bizarres », et en émettant, à partir d’un certain nombre de coïncidences troublantes, les hypothèses les plus hardies, comme celle qui consiste à voir en Elébotham un « lointain avatar du même homme qui depuis des siècles s’efforce de fomenter une révolte qui à chaque fois est tuée dans l’œuf ».
Un roman aux saveurs libres et sauvages, se développant dans un monde étrangement poreux à de bizarres lignes de clivage, et où la prémonition ou l’ivresse d’acquiescement le dispute souvent à des instants d’étonnante densité. Comme s’il béait sur la face invisible d’un univers inquiétant et séduisant, grouillant d’envoûtements.
Dans les ombres sylvestres
de JérÔme Lafargue
Quidam éditeur, 188 pages, 16 €
Domaine français Sortilèges
octobre 2009 | Le Matricule des Anges n°107
| par
Richard Blin
Des complots de silence et d’odeurs, de l’insoumission mâtinée d’enchantements… Le deuxième roman de Jérôme Lafargue libère un monde inquiétant.
Un livre
Sortilèges
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°107
, octobre 2009.