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L'Anachronique Article de saison

juillet 2010 | Le Matricule des Anges n°115 | par Éric Holder

Cela se sent à peu près partout en France, hors les villes. Le sol frémit sous la semelle de la sandalette. Les arbres retiennent leur souffle. Les montagnes frissonnent, les sentiers s’alanguissent, les oiseaux baissent la voix. Le sable jette un coup d’œil inquiet par-dessus son épaule. La Normandie, la Bretagne, la Savoie sortent du placard leur robe de soirée. La Provence est déjà exténuée. Le Berry respire profondément. Ils arrivent. Eux, nous, vous, les juilletistes, les aoûtiens.
Voici venu le temps des festivals, des gîtes ruraux loués à la quinzaine, des nuits où l’on observe les étoiles. De l’amour après avoir dansé.
Le temps de saison, c’est le temps retrouvé. Celui d’aller à pied, à vélo, celui de lire (du moins l’espère-t-on, pour des motifs qu’on verra plus loin). Ou bien le déguste-t-on en le laissant fondre sur la langue ? C’est-à-dire en ne fichant absolument rien. Quand on s’promène au bord de l’eau… Chapeaux de paille, bicyclettes, robes légères et petits verres dans lesquels le soleil allume des lueurs de rubis… Chaque été, à travers tout le pays, rappelle La Belle équipe, de Julien Duvivier, avec Jean Gabin et Viviane Romance. Chaque été, depuis plus de soixante-dix ans, date de 1936.
J’attends, devant la porte ouverte en grand sous l’enseigne, le premier client. Depuis une semaine que j’ai été engagé dans cette bouquinerie, il n’est venu personne. Sans doute est-ce dû à sa situation, même pas dans un village, mais un hameau à l’écart des routes, difficile d’accès. Ambiance gardien de phare, Désert des Tartares. Ou plutôt : le cafetier Balmoral, dans Chaminadour, de Jouhandeau. Je ne résiste pas au plaisir de recopier la langue de Marcel (puisque j’ai tout mon temps, moi aussi).
Je me souviens que dans mon enfance il y avait près de chez mes parents un café, un immense café dont la salle eût pu contenir cinq cents personnes.
Le cafetier Balmoral, ses quatre enfants et sa seconde femme s’y déplaçaient tout le jour comme dans un désert où j’allais quelquefois visiter Marguerite, la plus jeune des filles.
La singularité de ce café, c’est que, pour si grand qu’il était, il n’avait qu’un seul client que Balmoral allait prendre à domicile matin et soir à l’heure de l’apéritif et ramenait chez lui après.

Je me rappelle, pour ma part, qu’une belle revue littéraire s’appelait - s’appelle encore ? - Théodore Balmoral. Parce qu’elle n’avait pas beaucoup de chalands ?
Tous les matins, je lave le sol à grande eau. J’aère, je range, j’époussette. J’ai pour consigne d’empêcher les chats d’entrer. Ils sont nombreux à cet endroit. Je crache comme eux, pschi ! Ça ne marche pas trop mal. Ils demeurent sur le seuil avec une patience telle qu’on se sent devenir sous leurs yeux souris ou moineau.
Je classe, après les avoir nettoyés avec minutie, les volumes qui stagnaient jusque-là en vrac sur les étagères. Le choix d’Ingrid, la propriétaire, est guidé par ce qu’elle vend le mieux au marché de la ville voisine, où elle tient un stand. Le terme de magasinier me conviendrait peut-être mieux que celui de boutiquier. D’ailleurs, pour rire, elle m’a offert une blouse semblable à celle des quincailliers autrefois.
C’est là, dans l’ombre propice, tandis que stridulent les grillons au-dehors, que je me familiarise avec les best-sellers, les Mary Higgins Clark, les Robert Ludlum, les Marc Levy, les Katherine Pancol. Tous ceux qui, à vingt ans, me faisaient hurler de dégoût sont ici réunis. Je ne parviens plus à éprouver, envers eux, qu’une sorte de retrouvaille attendrie, un peu comme on écouterait Mike Brandt. Je mets désormais en avant, sur les tables, les noms jadis honnis de Christine Arnothy, de Franck G. Slaughter, d’André Soubiran et de Konsalik. J’ignorais qu’Henri Charrière, l’auteur de Papillon, s’était fendu d’un Banco qui n’est pas loin de valoir Cendrars ou Monfreid.
Une visite, une seule, vient interrompre le doux déroulement de ces matinées : la fille des voisins, édith, douze ans, que les vacances désœuvrent. Edith possède une grande bouche rouge, des grands yeux noirs (maquillés) et de ces grandes boucles d’oreilles qu’on nomme créoles. Qu’on ne se méprenne pas. Malgré les apparences, ce n’est pas moi le loup, surtout quand étincelle dans la pénombre son regard en-dessous.
J’ai su lui faire comprendre, très tôt, que je n’aimais pas jouer. Depuis, c’est avec les chats qu’elle s’amuse - assez resplendissante, je dois dire, quand, depuis le comptoir, on la voit se rouler dans la lumière en leur compagnie. Comme elle m’a dit apprécier l’Ice Tea pêche (en cannette uniquement), j’ai acheté des cannettes d’Ice Tea pêche.
Après la petite discussion qui suit les salutations d’usage, nous glissons tous deux dans un silence que ni l’un ni l’autre n’aurions garde de rompre. J’oublie le plus souvent qu’elle est là. Je la retrouve en Fantômette avançant lentement dans les rayons, le doigt posé sur des titres, la tête inclinée pour mieux les déchiffrer. Ou bien son rire me surprend, quand je pschite les félins. Ou bien, me rendant dans l’arrière-boutique pour déballer un carton, je l’aperçois sur le canapé, assise bien droite, penchée au-dessus d’un livre ouvert sur ses genoux. Pennac a raison : pour lire, il faut commencer par s’ennuyer.
Edith est arrivée aujourd’hui avec une pièce de deux euros, somme pour laquelle elle a acquis… Tout à coup, j’hésite. Nous autres, bouquinistes, ne sommes-nous pas tenus au secret professionnel, comme les pharmaciens par exemple ? Allez, tant pis, Sans Atout et le cheval fantôme, de Boileau-Narcejac. Pourquoi ? « D’abord, on dirait que ça se passe en Bretagne, et j’aime bien la Bretagne. Ensuite, le titre est mystérieux. Atout avec une majuscule. C’est qui, Atout ? C’est quelqu’un ? Mais » sans atout « , ça existe, non ? J’ai envie de savoir. »
Mon premier client aura été une cliente. Deux euros. C’est Ingrid qui va être contente.

Article de saison Par Éric Holder
Le Matricule des Anges n°115 , juillet 2010.
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