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Traduction Claude Murcia

octobre 2010 | Le Matricule des Anges n°117

Les Lances rouillées, de Juan Benet

Les Lances rouillées est le dixième volume que je traduis de Juan Benet – figure de tout premier plan dans les lettres espagnoles de la seconde moitié du XXe siècle –, ce qui suppose une familiarité avec l’écriture et l’univers bénétiens qui n’altère toutefois en rien – au contraire – la fascination qu’ils produisent sur moi. Qui ne supprime pas non plus les difficultés de traduction, même si elle finit par les atténuer.
Il s’agit d’un texte volumineux (600 pages, grandes et compactes) et inachevé, dont l’idée première était celle d’une histoire de la guerre civile espagnole. Devant l’immensité de la tâche et l’incompétence avouée de l’auteur, le projet originel se transforme bientôt en roman. La guerre civile – traumatisme sur lequel s’est construite la sensibilité de toute une génération – sert de toile de fond à toutes, ou presque, les fictions bénétiennes*. Ici, elle est la matière même du livre. Herrumbrosas lanzas est considéré en Espagne comme le grand roman de la guerre civile.
Le propos n’est pourtant pas d’écrire un roman historique mais plutôt d’en détourner le modèle réaliste en inventant une guerre civile à l’échelle réduite de Région, contrée imaginaire où se déroulent les romans de Benet. C’est ce jeu constant sur la référence, la précision et la rigueur mêlées à la puissance imaginative et au souffle poétique qui fondent en partie l’écriture de ce roman. Preuve tangible de cette démarche hybride, la carte topographique – dont l’exhaustivité est proprement fascinante – que dresse Benet lui-même de Région, insérée dans le premier volume de Herrumbrosas lanzas, et qui allie le discours cartographique et les processus de fictionnalisation d’une façon presque indiscernable.
La longue connivence – plus de vingt ans – que j’entretiens avec le texte bénétien, entrecoupée de quelques infidélités qui conjurent la menace de l’enfermement (la traduction que je viens d’entreprendre du beau texte de l’écrivain argentin Sergio Chejfec Mes deux mondes en est le dernier exemple) m’a permis d’acquérir une intimité qui favorise une imprégnation quasi immédiate se traduisant en gain de temps dans la tâche qui m’incombe. Gain largement « compensé » par les difficultés de tous ordres qu’offre le roman de Benet pour la traductrice que je suis.
La première étant celle de la longueur du texte, qui, défiant la capacité mémorielle, oblige à une certaine continuité dans le travail. La traduction n’étant pas ma principale activité, le temps que je lui consacre est par force fragmenté et rend plus ardue une vision synoptique et « raccordée » du texte. Pour pallier ce risque, j’ai décidé lors du « premier jet » d’avancer coûte que coûte, laissant en l’état d’innombrables imperfections, erreurs et doutes, sachant que je devrais y revenir inlassablement.
Mon incompétence en matière militaire figure parmi les obstacles les plus manifestes que j’ai rencontrés. Juan Benet, ingénieur des Ponts et Chaussées, responsable d’importants ouvrages dans son pays, allie une solide formation scientifique à une très vaste culture littéraire. Quel que soit le domaine qu’il aborde – distillation de l’alcool, géologie, histoire, mécanique, cartographie, stratégie militaire, sport… –, Benet utilise le mot juste, technique, d’une précision irréfutable, souvent rare ou méconnu. Dans Les Lances rouillées, le lexique spécialisé, outre la géographie, la géologie et le combat de lutte ou, plus sporadiquement, la médecine et la mécanique, concerne essentiellement la chose militaire. à la précision lexicale s’ajoute la complexité des opérations miltaires, qui passionnaient Benet. L’un des combats décrits dans le roman s’appuie d’ailleurs non pas sur une bataille authentique de la guerre d’Espagne mais sur un récit de Clausewitz… Un ancien colonel de l’armée française m’a généreusement prêté son aide, ainsi qu’un ami géographe que je mets à contribution depuis mes débuts de traductrice.
Créations lexicales – à partir de l’anglais, par exemple –, usages détournés, archaïsmes sont autant de petits obstacles sur le chemin du traducteur mais, pour moi, la difficulté essentielle du texte bénétien réside à la fois dans la complexité de la pensée et dans celle de l’écriture, caractéristique qui lui vaut la réputation d’écrivain « difficile » voire « hermétique ».
Benet a toujours affiché sa méfiance envers la pensée rationnelle et explicative qui, selon lui, ôte au monde son mystère. à la fausse clarté il préfère la pénombre et assigne à la littérature la fonction de conserver les « nombreuses énigmes de la nature, de la société, de l’homme ou de l’histoire » dans leur « insondable obscurité ». Les entrelacs d’une pensée tour à tour ou dans le même temps analogique, digressive, dense, non convenue sont parfois malaisés – c’est un euphémisme – à démêler. D’autant que cette pensée prend bien souvent la forme d’une phrase proliférante et labyrinthique, fortement hypotaxique, où abondent les incises, les ajouts, les corrections, les compléments, comme une plante luxuriante qui croît et se ramifie à mesure dans un enchevêtrement confus et pourtant cohérent. Car la phrase bénétienne n’est jamais grammaticalement transgressive. Souple et sinueuse, saturée de bifurcations et de détours, tendant vers l’interminable (elle peut s’étendre sur plusieurs pages), elle retombe toujours sur ses pieds sans offenser la syntaxe. Cela dit, le castillan est une langue nettement moins logique que le français. Il permet par exemple l’anacoluthe (rupture de construction) à laquelle notre langue est rétive et une plus grande souplesse dans le jeu des accords. A cette « désinvolture » dont Juan Benet use sans modération s’ajoute l’exploitation – quelque peu sadique – d’une ambiguïté constitutive de la langue espagnole, qui ne marque pas le pronom sujet dans les conjugaisons verbales…
Rythme, sonorités, respiration, souffle sont autant d’éléments capitaux que j’ai tenté de prendre en compte en traduisant Herrumbrosas lanzas, tout en m’efforçant au devoir d’hospitalité qui, selon moi, est essentiel à toute pratique traductive : savoir faire place à l’altérité, ne pas ramener l’inconnu au connu, l’étranger au familier, l’autre à soi.

* Seuls Treize fables et demie (1981, trad. fr. 2003) et Le Chevalier de Saxe (1991, trad. fr. 2005) échappent à la règle.

Claude Murcia a traduit entre autres Pedro Calderón de la Barca, Vincent Molina Foix, Jorge Eduardo Benavides. Les Lances rouillées est à paraître aux éditions Passage du Nord-Ouest en janvier 2011

Claude Murcia
Le Matricule des Anges n°117 , octobre 2010.
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