Certains concours de circonstances se liguent pour offrir une clé de lecture du réel à l’opposé de la vérité. Lorsque cela arrive, il vaut mieux alors se rappeler qu’il est une règle naturelle et irréfragable : les apparences gouvernent le monde.
à 36 ans, Jeff Sutton est un chauffeur de taxi à la petite semaine. Il vivote, sans trop se poser de questions, jusqu’au jour où tout bascule. Invité à entrer chez une cliente en panne de monnaie, il ouvre une fenêtre machinalement. Le soir, il nettoie son taxi à la vapeur pour effacer les vomissures laissées par deux étudiantes ivres raccompagnées après son service. Deux jours plus tard, il est arrêté et incarcéré, présumé coupable de l’enlèvement, du viol et du meurtre de la fille préadolescente de sa cliente.
Déni de justice.
Commence alors une longue descente dans l’enfer judiciaire et pénitentiaire. Assigné au couloir de la mort dans l’attente de son procès, Jeff découvre l’envers d’une société pour laquelle la quête de vérité s’avère un « combat (…) parfois trop dur, ou trop désagréable, ou trop risqué pour que la plupart des gens l’envisagent ». Car, comme le lui apprend son nouvel ami Robert, serial killer mais philosophe à sa manière « S’il y a un doute sur ton innocence, qu’est-ce que les jurés ont à gagner en te laissant libre ? (…) Quand ils retournent à leur poste dans un bureau quelconque, il leur suffit d’être à peu près sûrs d’avoir éloigné un mauvais sujet. »
Face aux exigences sécuritaires, il faut un coupable à montrer – tant pis si ce n’est pas le bon, tant pis aussi si les vrais responsables, d’un crime comme de l’erreur judiciaire, ne sont pas ceux que l’on désigne publiquement – la fronde actuelle des juges en France s’efforce de rappeler les raccourcis faciles que le besoin de confort moral fait emprunter.
Malgré une langue sans apprêt, et un humour acide, en demi-teinte, – mais ne rit-on pas jaune du grotesque accompagnant le fait d’être accusé à tort ? – Arrêtez-moi là ! n’est pas sans rappeler la belle pièce de théâtre de Franck Laroze Huntsville, l’ordre du monde (1999 - Théâtre Molière - Maison de la Poésie de Paris). Non seulement parce que les deux œuvres se situent au Texas – pays de vachers attachés aux traditions (dont le gouverneur était George Bush), l’état déteint le sordide record des exécutions capitales – mais aussi par la capacité de chacune à montrer « comment la “pensée de mort” peut opérer en nous – individus ou sociétés judéo-chrétiennes – et subordonner nos actions à une Loi morale collective, aussi inhumaine soit-elle, qui se présente toujours comme l’axe du bien ». (Georges Gagneré & Franck Laroze, UBU Scènes d’Europe, avril 2002).
Que le combat contre le mal se situe à l’intérieur des frontières ou à l’extérieur, il est biaisé nous dit Levison, par ce sentiment d’autosatisfaction vite atteint, par la paresse d’aller chercher la vérité – par essence complexe – quitte à ce que la solution qui en émerge revienne à un déni de justice. Ironiquement, la vision de la ronde du « fourgon noir (…) autour de l’enceinte » de la prison – seule vue sur l’extérieur donnée à Jeff – réveille l’image ancrée dans les consciences américaines des attaques par les Indiens encerclant les convois de (souvent puritains) pionniers de la conquête de l’Ouest, image emblématique de l’histoire collective et des valeurs bien pensantes qu’elle véhicule.
Né en 1963 en écosse, Iain Levison a connu l’extrême pauvreté avec une mère célibataire dépendante des minimas sociaux puis l’opulence américaine auprès d’un père médecin à Philadelphie. Une enfance en Janus, un passage dans l’armée britannique et une kyrielle de petits métiers (Tribulations d’un précaire, 2007) l’autorisent à jeter sur le monde un regard libéré, et parfois féroce, jamais désabusé :
« Quel monde merveilleux ce serait si seulement les ignorants étaient un peu moins sûrs d’eux. »
Lucie Clair
Arrêtez-moi là !
Iain Levison
Traduit de l’anglais (états-Unis) par Fanchita Gonzales Batlle,
Liana Levi, 256 pages, 18 €
Domaine étranger Fragile vérité
mars 2011 | Le Matricule des Anges n°121
| par
Lucie Clair
Dans un polar aussi sombre qu’efficace, le bourlingueur Iain Levison taille des croupières au système judiciaire américain.
Un livre
Fragile vérité
Par
Lucie Clair
Le Matricule des Anges n°121
, mars 2011.