Sous de nouvelles couvertures, la galerie parisienne L’art à la page réédite deux titres parus précédemment chez Epigones, en 1992 et 1995. Chacun d’eux fait une trentaine de pages… pour presque une trentaine d’euros. Et combien de temps passerons-nous à « lire » un livre sans texte ? Mais il faut ajouter : les reproductions sont somptueuses, aplats d’un noir parfait, fragilité désormais évidente des formes, odeur entêtante d’encre. Voyons ça donc comme un livre d’art, en ôtant à l’expression ses airs de luxe putassier, en lui rendant son caractère de libre accomplissement : on peut maintenant passer le temps qu’on veut à scruter les êtres que Sara a déchirés sur du papier léger.
Elle et moi et C’est mon papa se rejoignent par plusieurs bouts. C’est d’abord le même argument : quelqu’un monte sur scène (un homme joue du piano, une femme chante). C’est aussi le même point de vue : depuis la salle on les voit s’avancer. Mais quand l’un semble mener à son terme le récital, que des sourires finissent par apparaître, et que deux rougeurs de contentement montent aux joues d’une petite fille (seule tache de couleur dans une composition intégralement noire et blanche), l’autre paraît prendre la fuite : la chanteuse – conspuée par une part du public ? prise d’anxiété ou de solitude ? – prend ses jambes à son cou puis s’écroule dans une mer d’encre où l’enlace son (?) chien, poils jaunes sur la robe très rouge. Il faut donc bien des modalisateurs et des points d’interrogation pour discursivement rendre compte de ces pages muettes, paradoxalement vouées à des spectacles sonores. Et de ces scènes profondément immergées (dans un regard, une foule, un sentiment), mais au contexte si fragmentaire : Elle a peut-être l’antique bouche de la vérité, éventuellement des airs de diva réaliste, sans doute une robe fourreau intemporelle ; mon papa jouerait sur un Steinway, par exemple Chopin, mais quel est donc ce public qui confond les siècles (lunettes de soleil, chapeau d’apothicaire, moustaches de bourgeois) ?
L’étonnant, c’est que ce caractère lacunaire ou mêlé ne dilue pas les albums dans une fadasse poésie d’impressions. Au contraire : c’est l’intensité qui s’impose ici, par un jeu savant de découpages et d’incrustations. Tel encadrement de la silhouette entre deux rideaux, de la tête devant une partition soudain immense, et voilà chimiquement isolés, dramatisés, les ressorts affectifs de ce langage. Enigmatiques sourires des images de fin, apaisement de la caresse, flottement radieux d’un père : l’art de Sara transmet une émotion très physique, émotion d’enfant ou d’animal qui justifie les seuls mots dont disposent ces albums, « C’est mon papa » et « Elle et moi » – la première édition disait Mon chien est moi, mais on comprend bien qu’il fallait changer de titre.
Gilles Magniont
C’est mon papa et Elle est moi
Sara
L’art à la page, n.p., 28 €
Textes & images L’œil sur eux
avril 2011 | Le Matricule des Anges n°122
| par
Gilles Magniont
Où Sara réduit le livre à quelques couleurs, en orchestrant les mouvements d’âme.
Des livres
L’œil sur eux
Par
Gilles Magniont
Le Matricule des Anges n°122
, avril 2011.