L' Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche
Je gage, dit Sancho, qu’avant peu il n’y aura cabaret, taverne, hôtellerie, boutique de barbier où ne soit peinte l’histoire de nos exploits » : ce qui s’est à peu près vérifié. Au milieu du XVIIe siècle, on commence par prêter figure burlesque au chevalier errant ; puis le XIXe le nimbe de rêverie romantique (voir notamment Doré), avant que s’y essaie Dali ou Picasso. Sans compter l’iconographie populaire, qui consacre le contraste du maigre et du gros, lignes brisées de l’hidalgo et formes rondes de son écuyer. À cela ajoutez désormais la version restaurée d’Alexandre Alexeïeff, plaques de cuivre qui dormaient depuis soixante-dix ans dans un atelier parisien, et qui furent par miracle sauvées des Allemands, qui les auraient sans doute fait fondre.
Alexeïeff naît en Russie en 1901, et gagne la France vingt ans plus tard. Il y est réalisateur de films d’animation (on lui doit des techniques modernissimes, des films publicitaires et la séquence d’ouverture du Procès filmé par Orson Welles), et, pour ce qui nous intéresse ici, graveur prêtant image à Tolstoï, Kessel ou Malraux. C’est dans les années 30 qu’un éditeur de Barcelone lui propose d’illustrer Don Quichotte dans une édition pour bibliophile : il réalise alors cent cinquante eaux-fortes, avant de s’interrompre mystérieusement. La faute peut-être à la guerre d’Espagne, à laquelle il assiste en 37-38 – et à laquelle les gravures semblent souvent donner un écho, comme lorsqu’il représente l’autodafé où sont jetés les livres de Quichotte, devant le curé éclairé par les flammes et le barbier aux inquiétantes lunettes. On ne peut toutefois rendre compte du travail d’Alexeïeff en privilégiant la seule lecture tragique : il entre ici du cauchemar grimaçant comme des rêves éthérés, et esthétiquement parlant, de l’expressionnisme comme du cubisme ou des fresques romaines. Les basses besognes du monde sont présentes ; mais aussi les réalités idéales des romans de chevalerie, et comment celles-ci et celles-là se réconcilient dans la conscience de Quichotte. Difficile somme toute de donner idée du talent assez stupéfiant du graveur, sinon en adoptant une approche métaphorique : Alexeïeff « sait mieux que personne suggérer la neige, le blanc, le velouté lunaire, l’océan floral d’une nuit, d’un buisson »… À cet avant-propos de Georges Nivat il faut encore joindre diverses études sur l’iconographie, la réception en Russie – où l’hidalgo ne parut jamais ridicule –, ainsi qu’un texte de Tourgueniev et bien sûr de larges extraits du roman de Cervantes (dans la récente traduction de Jean Canavaggio) : voilà qui combine un livre très gros, très cher mais très beau.
Gilles Magniont
L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche
Avec les illustrations d’Alexandre Alexeïeff
Éditions des Syrtes, 280 pages, 50 €