Livre culte ? En tout cas celui par lequel, en 1980, Russell Hoban, alors plus connu pour ses nouvelles pour enfants et sa capricieuse Frances, entra de plain-pied en littérature anglaise pour, si l’on en croit Will Self ou Anthony Burgess, s’y imposer comme l’un de ses grands maîtres.
Livre unique s’il en est, puisqu’il invente, page après page, son propre langage, le riddleyspeak ou « parlénigm », dont l’inquiétante étrangeté effraya plus d’un traducteur avant que Nicolas Richard (traducteur de Thomas Pynchon, Philip K. Dick ou Richard Brautigan) ne s’en empare (cf. Lmda N°135). Il faut dire que le défi était majeur : retranscrire – plus que traduire –, réinventer – plus que simplement déplacer – la langue défaite du jeune narrateur, Enig Marcheur, 12 ans. Soufflée elle aussi par l’explosion nucléaire dont la terre conserve encore le souvenir apocalyptique, en deçà des corps momifiés et des carcasses rouillées, celle-ci s’énonce phonétique, recomposant en des rythmes inédits, brisés ou étrangement resserrés, sa scansion et sa grammaire habituelles – irrémédiablement abîmées « dans des bouch depuis long tant dis parues ». Car Enig Marcheur prend place dans un futur cauchemardesque, après que toute la civilisation a été balayée par « le Grand Boum », « la Guerr », les « bobar dements » et les « pidémies » : dans un âge de pierre menaçant, les hommes survivent, revenus à une organisation sociale élémentaire – clanique et patriarcale, violente et ritualisée. Et transpirent la peur – des yeux jaunes des meutes de chiens sauvages, des nuits sans lune, de l’au-delà des frontières.
À condition de dépasser sa réticence compréhensible face aux « visaj », « morts sots » et autres « sous vreines gall axies » – dont il se défera aisément en lisant le texte à voix haute pour en reconstruire la fluidité –, le lecteur constatera que ces jeux de langage excèdent le caractère superficiel du phrasé pour en contaminer les strates les plus profondes : si toute langue dessine une vision du monde, alors celle d’Enig est bien fruste, incapable qu’elle est d’en énoncer la moindre linéarité. Les yeux de l’enfant n’enregistrent qu’une addition d’éclats mystérieux dont rien ne vient déterminer le sens. Toute la beauté de la quête d’Enig, parcourant de long en large un Kent reconnaissable malgré une toponymie revisitée, se situe là, dans la reconstruction laborieuse, arbitraire, nécessaire du sens à donner à l’horreur de ce « Sale temps » : car « je te dis y a de la tructur là de dan sa rive pas juste par Asar ».
Pour que le monde ne soit plus semblable à « un grand œil fou qui roule », il faut dès lors, à partir des traces infimes que le « Grand Boum » n’a pas effacées, réinventer le passé – réinterpréter le texte fondateur (mystérieuse « Histoire d’Eusa » !), déchiffrer les signes dont la nature, bien qu’hostile, ne cesse de palpiter, – afin qu’une mémoire collective et une communauté soient de nouveau possibles. Dans une authentique soupe primordiale, entre fantasme scientifique et religieux, « Adom le Ptitome Bryllant » – mi-Adam mi-atome, figure fantasmatique de l’unité originelle, celle d’avant la fission –, cristallise les enjeux du grand recommencement. Plus que la dénonciation de l’illusion du progrès, la dystopie implacablement lucide d’Hoban fait de cette illusion même le propre de l’homme : première à renaître des cendres et de la boue irradiées, l’intuition vague et précaire du sacré permet à la fiction de l’Histoire de se (re)dessiner, par la pensée magique, l’invention poétique, le geste rituel ou artistique et, plus que tout, par l’émouvante et maladroite reconquête de l’écrit que le récit manifeste – belle façon, façon dérisoire de tailler « la route dans le noir de pluie ».
Valérie Nigdélian-Fabre
Enig Marcheur
Russell Hoban
Traduit du riddleyspeak (Anterre) par Nicolas Richard
Éditions Monsieur Toussaint Louverture, 292 pages, 20 €
Domaine étranger L’éternel retour
novembre 2012 | Le Matricule des Anges n°138
| par
Valérie Nigdélian
Après la catastrophe, sur les cendres froides de la fin de l’Histoire, Russell Hoban raconte l’indigente épopée de la renaissance du sens.
Un livre
L’éternel retour
Par
Valérie Nigdélian
Le Matricule des Anges n°138
, novembre 2012.