Il semblait évident, pour qui lisait les précédentes œuvres de Winkler (toutes parues chez Verdier), qu’il fallait le ranger, avec ses célèbres compatriotes Bernhard et Jelinek, parmi les représentants de cette race d’écrivains que l’Autriche semblait particulièrement susciter : les imprécateurs-haïsseurs. Depuis Le Serf (traduit en 1993) jusqu’à Langue maternelle (traduit en 2008 – voir Lmda N°98), ses récits ne cessaient de revenir sur le village, véritablement maudit, de son enfance. Un catholicisme étouffant y sévissait, le nazisme n’en finissait pas d’y agoniser lentement, les animaux y crevaient dans d’atroces souffrances et les humains s’y suicidaient à l’envi. Winkler, lui, non content d’en devenir le chroniqueur méticuleux et implacable, affichait en outre son homosexualité comme un défi supplémentaire à la bien-pensance cadavéreuse de cette province arriérée. Homme-blasphème, homme-anathème, Winkler devait surtout affronter, en ce combat douloureux, son père, paysan brutal et féroce, homme rude et implacable. Il ne recula pas ; rien d’étonnant, dès lors, si ce père fut la figure centrale des deux récits sûrement les plus puissants : Le Serf et Quand l’heure viendra.
Josef Winkler se trouve à Tokyo, dans le quartier de Roppongi – c’est là le titre original de l’œuvre, le sous-titre de cette traduction – quand il apprend la mort de ce père, « à l’âge biblique de quatre-vingt-dix-neuf ans ». Celui-ci lui avait signifié qu’il ne tenait pas à ce qu’il assistât à son enterrement : des villageois risqueraient de profiter de l’occasion pour le battre à mort. Par un bienheureux hasard, la nouvelle de la mort lui est parvenue trop tard : il ne pourra pas être rentré à temps, et échappe ainsi à ce dilemme. Mais que faire du souvenir ? Ces décennies vécues à ses côtés, et déjà décrites, peuvent-elles, doivent-elles, de nouveau, être écrites ? Quelques années passeront avant qu’il ne parvienne à entreprendre ce Requiem, nouvelle exploration de ce qui, malgré tout, fut un lien, vif et vital, entre le père et le fils. La colère semble ici céder la place à une forme de compréhension attentive : peut-être ce père était-il une victime, lui qui ne cessa, dès son enfance, de travailler, étant, pour son propre père, une sorte de serf obéissant, lui qui connut, pendant la guerre, la captivité et la faim en Angleterre ? C’est même avec une sorte de nostalgie que Winkler se penche sur certaines photographies qui témoignent de la longue existence de cet homme, alors que « plus d’un en était arrivé à craindre que, s’étant acheté un tracteur à l’âge de quatre-vingt-quinze ans et l’ayant conduit pendant plus d’un an, tant que sa vue le lui avait permis, par monts et par vaux et le long des murs de cimetières, l’air réjoui et faisant fi des épitaphes, il ne fût immortel, indéracinable » !
Si l’on peut donc parler d’une sorte d’apaisement, ou d’infléchissement, sur le plan thématique, il n’en demeure pas moins que certaines constantes...
Entretiens Spectres du père
janvier 2013 | Le Matricule des Anges n°139
| par
Thierry Cecille
De la sépulture familiale dans la profonde Autriche aux bûchers fumant sur la rive du Gange, Josef Winkler escorte, une fois de plus, ses morts – et les ressuscite.
Un livre