D’Omar Khayyam, sujet de son premier roman (Le Cure-dent, Allia, 2008) à Guy Debord, héros de ce deuxième opus, quels liens ? Déjà, la fascination exercée par ces personnages sur Jean-Yves Lacroix, libraire quadragénaire évoluant dans un monde de papiers, de mots, peut-être aussi de libations. Ensuite, un besoin effréné d’(en)quêter. Recherche de vérité, de lumière, de changement ? Plutôt une volonté de se perdre en eux ou dans la quête elle-même. Une sorte de coma éthylique… littéraire.
Ainsi, le protagoniste de Haute époque croise Debord dans une cellule de dégrisement, le 1er décembre 1994. Soit le lendemain du suicide réussi de l’auteur de La Société du spectacle. Suicide qui nous sera conté plus loin, par le seul témoin officiel : Nestor, un chat. À partir de cette rencontre, bouquiniste porté sur la picole et la défonce, il collectionnera les saintes reliques. Troquera tracts, documents, manuscrits, photographies, films, retrouvera les proches du situationniste, sa femme Alice, Raoul Vaneigem… Ce portrait en creux désacralise, réhumanise l’icône libertaire. Mettant l’accent sur son côté stal(inien), excommuniant à tour de bras, à l’instar d’André Breton, mi-érudit mi-voyou développant une forte tendance à la prédation sexuelle… « L’œil vert vitreux qu’on voit aux poulpes sur les mauvais étals, le visage d’un gamin rondouillard, et sur le cou, sur les parties du torse qui s’offraient nues au regard, couvrant l’intégralité des bras et, plus bas, des jambes, la pilosité d’un marcassin. Un mètre soixante-dix, soixante ans d’arrosage ». Peut-être le plus beau portrait du situationniste, réaliste et fraternel en tout cas. Le style de Lacroix s’apparente à une sorte de gestuelle elliptique. Sens de la formule, du bon mot, argot à la Audiard, emphase, fantastique social et puis d’un coup un vide, un silence, une émotion. Les Japonais appellent cela satori. « Mieux vaut mourir tard que jamais. »
Dominique Aussenac
Haute époque de Jean-Yves Lacroix
Albin Michel, 160 pages, 15 €
Domaine français Haute époque
octobre 2013 | Le Matricule des Anges n°147
| par
Dominique Aussenac
Un livre
Le Matricule des Anges n°147
, octobre 2013.