Le Salon de l’araignée et les aventuriers du livre illustré : 1920-1930
Cet automne a vu fleurir deux curieuses fleurs dans les parterres de la librairie. Tous deux signés Emmanuel Pollaud-Dulian : une monographie colossale consacrée au dessinateur Gus Bofa, l’enchanteur désenchanté (Cornélius) et, dans la foulée, un plus modeste album revêtu d’une superbe jaquette de fête, qui rend hommage au Salon de l’Araignée, création passagère du même Bofa (1883-1968) qui tissa sa toile de 1920 à 1930. Selon son initiateur, ce salon fut lancé dans un « élan spontané de misanthropie spontanée » par une bande de « jeunes », comme on disait alors. Des jeunes certes, mais rescapés de la Grande Guerre. Bofa en était lui-même revenu abîmé à 75 %, et tous gardaient en tête des images assez remarquables pour fuser encore sur le papier. Il leur fallait, comme l’indique leur complice Jean Galtier-Boissière (Le Crapouillot), se démarquer de la génération des dessinateurs planqués qui s’était « exactement déshonorée pendant cinq ans de guerre par son tricolorisme béat, des fillettes aux mains coupées de Francisque Poulbot aux Don Juan Aviateurs et aux grues pour Sénégalais de La Vie parisienne ».
Le Salon fut finalement l’une des plus belles cristallisations des roaring twenties, ces rugissantes années 1920 qui glissèrent dans la grande dépression, et finir par se vautrer dans le fascisme. Destiné à réunir par affinité élective des illustrateurs qui ne se retrouvaient pas dans les salons officiels, non plus que dans le Salon des Humoristes, poussiéreuse institution plus gauloise que réjouissante dont la gloire avait passé avec les riches époques d’Allais et de Gaston de Pawlowski, il éclaire le travail d’une génération particulièrement inventive, renouvelant le trait jusqu’à la ligne claire, usant largement des couleurs, inventant même le « roman dessiné », dont l’actuel roman graphique est l’enfant. Témoignent les incroyables chefs-d’œuvre de Frans Masereel ou Malaises de Gus Bofa – dont Pierre Mac Orlan pensait qu’il était un écrivain qui avait choisi de s’exprimer par le dessin.
Inscrit dans l’histoire du livre et de l’illustration des années 1914-1930, le Salon de l’Araignée tenta de faire une place aux talentueux Lucien Boucher, Charles Martin, Edy Legrand, Lucien Laforge, Pierre Falké, André Foy, Vertès, etc. au moment où la bibliophilie faisait des adeptes chez les collectionneurs et, par conséquent, chez les éditeurs. Rangeant la manie bibliophile au nombre des « déformations mentales, des voluptés parfaitement localisées et réglée, où l’orgasme se produit selon des rites précis », Gus Bofa constatera qu’avec la crise économique, la désaffection et les méventes allaient laisser un goût très amer à ces artistes. Mais leurs livres, parmi les plus beaux du XXe siècle, sont désormais des pièces de musée, inabordables. Au-delà des planches superbes de cet album anthologique, une prochaine réimpression de dessins de Charles Martin, Féérie pour une grande guerre permettra de poursuivre la redécouverte des artistes de l’Araignée. À moins de s’offrir la sublime Danse macabre dessinée par Yan B. Dyl en 1927 pour illustrer Mac Orlan. Elle cote aujourd’hui 2500 €…
Éric Dussert
Le Salon de l’Araignée
Emmanuel Pollaud-Dulian
Éditions Michel Lagarde, 238 pages, 35 €