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Domaine étranger Paroles vives

novembre 2015 | Le Matricule des Anges n°168 | par Thierry Cecille

Un enfant entend Staline annoncer à la radio que sa patrie est envahie, une infirmière rentre de guerre, à 20 ans, avec les cheveux blancs, un liquidateur de Tchernobyl se meurt de leucémie… Svetlana Alexievitch recueille leurs récits et nous les écoutons, bouleversés.

Œuvres : guerre n’a pas un visage de femme ; Derniers témoins ; supplication

Les choix des jurés Nobel ont parfois de quoi surprendre les plus habiles des bookmakers londoniens. Si l’on a pu saluer, en 2011, l’attribution du prix Nobel de littérature au poète Tomas Tranströmer, jusqu’alors assez méconnu au-delà des frontières suédoises, d’aucuns ont jugé plus discutable celui qui fut attribué l’année suivante à Mo Yan, écrivain chinois réputé fort peu dissident pour ne pas dire dévoué au régime communiste. Il n’est pas douteux que des considérations extérieures à la valeur littéraire proprement dite s’immiscent parfois et que des raisons politiques puissent entrer en ligne de compte. Peut-être est-ce le cas cette année avec Svetlana Alexievitch – mais nous ne pouvons, en l’occurrence, que nous réjouir de cette récompense. Les éditions Actes Sud avaient-elles subodoré cette consécration ou s’agissait-il seulement de répondre au succès légitime rencontré naguère par La Fin de l’homme rouge (voir Lmda N°146) ? Toujours est-il que nous pouvons aujourd’hui nous plonger dans ce fort volume de la collection Thesaurus, rassemblant trois œuvres publiées auparavant aux Presses de la Renaissance et chez Jean-Claude Lattès. La Guerre n’a pas un visage de femme fut, en 1985, son premier livre ; rassemblant les témoignages de femmes qui participèrent à la Seconde Guerre mondiale, il fit scandale, fut jugé antipatriotique – mais reçut le soutien de Gorbatchev (c’était le temps de la Glasnost – transparence et de la Perestroïka – restructuration…). Derniers témoins, paru en 1985 également, donne la parole à ceux qui eurent à vivre cette guerre alors qu’ils étaient encore enfants ou adolescents. La Supplication, enfin, a pour sous-titre « Tchernobyl, chronique du monde après l’Apocalypse » : dix ans après la catastrophe, en 1997, Alexievitch écoute les victimes survivantes, dans son pays, la Biélorussie – où le livre est aujourd’hui encore interdit et où son auteur doit ruser avec la censure et l’autoritarisme de Loukachenko, autocrate au pouvoir depuis 1994.
Le jury Nobel explique sa décision en parlant d’une «  œuvre polyphonique, mémorial de la souffrance et du courage à notre époque ». Il s’agit bien en effet pour Alexievitch d’inventer une forme qui soit à même de laisser s’exprimer les anonymes, les héros ou antihéros d’événements historiques qui marquèrent le siècle. Tous ces livres organisent, avec à chaque fois une sorte d’architecture secrète, une succession de monologues qui, entre eux, se répondent ou se confrontent, chambre d’échos où l’indicible et le non-dit se laissent deviner peu à peu. Comme dans l’admirable trilogie que Jean Hatzfeld a consacrée au Rwanda, il y eut sans doute au départ quête patiente, enquête passionnée (elle dit avoir recueilli des témoignages durant sept ans pour son premier livre), puis une écoute attentive, pleine d’une empathie qui n’empêche pas la perspicacité, voire la cruauté peut-être de certaines questions – nous ne lisons ici que les paroles reçues en réponse, et n’entendons jamais la voix d’Alexievitch. À cette étape de recueil/recueillement a dû succéder un difficile, un savant travail de choix et de composition afin de parvenir à nous donner l’impression d’être confrontés comme sans échappatoire possible à ces narrateurs successifs, d’être face à leurs paroles vives. Sans doute cette forme et cette ambition sont-elles révélatrices de ce que, depuis l’ouvrage fondateur d’Annette Wieviorka, nous nommons «  l’ère du témoin ». Ainsi que l’a montré Catherine Coquio dans un essai récent (Le Mal de vérité ou l’utopie de la mémoire), il semble que nous ressentions toujours davantage une sorte d’urgence, de nécessité vitale : nous voulons écouter, avant qu’ils ne disparaissent, ceux qui eurent à affronter l’inhumain (les guerres, les camps, les génocides…), ils semblent posséder un savoir unique, que certains doivent s’efforcer de les aider à formuler. C’est une telle mission qu’Alexievitch s’impose, c’est à une responsabilité de ce type qu’elle obéit, ainsi qu’elle s’en explique dans l’entretien qui ouvre ce volume. Elle y déclare vouloir « sculpter l’image d’une époque  » et écrire non pas « l’histoire des faits mais celle des âmes ». Et les questions ici abordées, qu’il s’agisse d’évoquer les batailles ou les tueries de la Seconde Guerre mondiale, ou la mort des parents pour les orphelins qui doivent leur survivre, ou l’espèce de damnation que souffrent dans leur chair les irradiés de Tchernobyl, sont bien « celles qui torturaient déjà Dostoïevski » : « Pourquoi sommes-nous prêts à sacrifier notre liberté ? Comment le désir de faire le bien peut-il déboucher sur le mal le plus absolu ? Comment expliquer la noirceur de l’âme humaine ? »
De même qu’il nous était impossible, en lisant Dans le nu de la vie d’Hatzfeld de ne pas admirer les métaphores surprenantes de justesse, les trouvailles poétiques de ces hommes et de ces femmes qui pourtant témoignaient de l’atrocité du génocide, des cadavres découpés à la machette ou agonisant dans les marais, nous ne pouvons qu’être sensibles, ici, à la singularité de chacune de ces voix, à la précision mesurée des uns ou à la faconde épique des autres, à l’authenticité de toutes. Alexievitch précise quel fut ici son effort : « Je ne stylise pas et je tâche de conserver la langue qu’emploient les gens. Et si l’on a l’impression qu’ils parlent bien, c’est que je guette le moment où ils sont en état de choc, quand ils évoquent la mort ou l’amour. Alors leur pensée s’aiguise, ils sont tout entiers mobilisés. Et le résultat est souvent magnifique. N’oublions pas que l’art de la parole est une tradition russe  ». Écoutons-les. Voici des jeunes femmes qui, dès que la guerre est déclarée, veulent s’engager, lutter. Elles devront apprendre la peur, et le courage, mais aussi la cruauté. L’une d’entre elles devient tireur d’élite : « C’était difficile de tirer sur un homme, après les cibles en contreplaqué. Presque impossible. (…) Mais je me suis ressaisie et j’ai appuyé sur la détente (…). Mais après cela, j’ai été prise d’un tremblement encore plus violent, j’étais comme terrorisée : moi, je venais de tuer un homme ? » Une enfant de 11 ans voit son village envahi : « Les Allemands faisaient le tour des fermes… Ils embarquaient les mères dont les enfants avaient rejoint les partisans… Et ils les décapitaient sur la place du village… Ils nous ordonnaient de regarder. Dans une ferme, ils n’ont trouvé que le chat. Alors, ils l’ont attrapé et pendu. Il était là, qui se balançait au bout de sa corde, comme un enfant… Je veux tout oublier…  » Peut-être les récits réunis dans La Supplication sont-ils plus bouleversants, plus effrayants encore. En effet, avec la catastrophe de Tchernobyl, un autre seuil a été franchi – et Alexievitch elle-même témoigne alors : « Ma vie fait partie de l’événement. C’est ici que je vis, sur la terre de Tchernobyl (…). Un événement auquel ne sont adaptés ni nos yeux, ni nos oreilles, ni même notre vocabulaire. (…) Pour comprendre, l’homme doit dépasser ses propres limites. Une nouvelle histoire des sens vient de commencer…  » En ces lieux la mort est mystérieuse et inévitable, les radiations tuent mais lentement, comme invisiblement. Nous lisons donc ces pages avec une sorte d’effroi religieux, de sidération, la pitié et l’admiration s’entremêlent : « Il n’était plus qu’une énorme plaie… Les deux derniers jours, à l’hôpital… Je lui ai soulevé le bras et l’os a bougé, car la chair s’en était détachée… Des morceaux de poumon, de foie lui sortaient par la bouche… On ne peut pas raconter cela ! On ne peut pas l’écrire ! Et c’était tellement proche… Tellement aimé… »
Thierry Cecille

Œuvres
de Svetlana Alexievitch
Traduites du russe par Galia Ackerman, Anne Colfedy-Faucard, Paul Lequesne et Pierre
Lorrain, Actes Sud / Thesaurus, 787 p., 26

Paroles vives Par Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°168 , novembre 2015.
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