Figure de proue de la littérature européenne actuelle, Colm Tóibín s’affiche, avec Colum McCann et Joseph O’Connor, comme l’un des grands commandeurs des lettres irlandaises. Trois fois retenu dans la shortlist du Booker Prize, il a publié dans l’hexagone, avec un succès critique certain, Le Maître, Brooklyn et La Couleur des ombres. Son nouvel opus s’impose comme une variation dans la veine des vies de saints, manifestant son intention de renouveler les perspectives narratives des grands mythes bibliques.
Au commencement étaient donc Marie, le calvaire du fils et la passion. Mais avec la sainte mère de Dieu était aussi la diarrhée verbale. Marie la scandaleuse, insurgée logorrhéique, située au carrefour de la légende et de la foi, à laquelle elle oppose la vérité nue, écarlate, face aux « gens assez naïfs » pour croire. Au discours bien rodé des exégètes, elle impose un récit différent, ancré dans le travestissement d’une brutalité essentielle, révélant la fausse aménité des serviteurs de son fils – « des hommes sans père » avides de fiction. Elle serait donc l’éveillée – l’esprit frondeur qui fuit la nuit et ses rêves. Et Tóibín, qui se veut pourtant de la contre-culture, de rejouer la scène du jardin des oliviers et les motifs éculés de la pensée freudienne (inquiétante étrangeté, sentiment océanique – tout y passe, ici). Il reformule à peine l’attente et la trahison des disciples, inscrit à même le texte la « folie larvée » d’un auditoire aux contours flous, « trop enfermés dans leurs propres besoins, qui sont insatiables ».
Pour Marie subsiste « la satisfaction amère » du mensonge collectif désagrégé. Autour d’elle, la cohorte de fidèles fantasme sa voix comme son témoignage. D’autres veulent son silence, attachés à traquer un sens caché « dans le pli de la bouche ». Peu à peu, le récit révèle l’ordre tragique du monde. Autour de son fils, « une bande d’égarés qui n’étaient que des enfants comme lui, ou des hommes sans père, ou des hommes incapables de regarder une femme dans les yeux ». Ils portent en eux « la bêtise et la cruauté ordinaires, mais aussi un besoin désespéré d’autre chose ».
Vient alors l’heure de narrer l’histoire de Lazare – cet être de lumière à la beauté superlative et rappelé à la vie. Un miracle qui engendrera l’hystérie collective. L’occasion pour Tóibín de s’approprier le vocabulaire de l’épiphanie : Lazare cristalliserait le temps aboli et la résurrection. En proie à d’indicibles terreurs, il vient dire « dans les profondeurs de son âme comme le corps charrie son poids obscur de sang et de vaisseaux ».
Le roman se meut alors en une rhétorique des corps plutôt tiède et une poétique obsessionnelle de l’agonie par trop prévisible. On ne peut pas dire que Tóibín soit un grand styliste. La pauvreté de ses métaphores porte préjudice à un récit dont l’intrigue tenait déjà dans un dé à coudre. On aurait espéré, pour compenser, la déclinaison de subtiles variations dans l’oralité proposée. Mais l’heure n’arrivera jamais… Reste une humanité en deuil, une débâcle à même de se fondre dans les ténèbres et l’obscurité. On pourra déplorer que la bien-pensante mouture de l’Irlandais, à vouloir être transgressive et classique à la fois, ait fini par faire le grand écart. L’échec de Tóibín est avant tout celui de la langue à l’œuvre – désœuvrée, souvent. Si Le Testament de Marie déçoit, c’est par ses vaticinations bibliques sans relief et son indigente tentative d’arracher des masques dans le ciment de la langue. Mais tout le monde n’est pas Claude Louis-Combet, ni même Erri de Luca. Sans horizon ontologique ni psychanalytique, Tóibín le prouve ici jusqu’au naufrage.
Benoît Legemble
LE TESTAMENT DE MARIE
DE COLM TÓIBÍN
Traduit de l’anglais (Irlande) par Anna Gibson, Robert Laffont, « Pavillons », 122 pages, 14 €
Domaine étranger Jusqu’au naufrage
novembre 2015 | Le Matricule des Anges n°168
| par
Benoît Legemble
Réécriture faussement transgressive du calvaire du Christ, le nouveau livre de Colm Tóibín déçoit.
Un livre
Jusqu’au naufrage
Par
Benoît Legemble
Le Matricule des Anges n°168
, novembre 2015.