Lire dans la gueule du loup : Essai sur une zone à défendre, la littérature
A partir du XIXe siècle, la littérature a perdu sa double autorité : « plaire et instruire », suivant la devise d’Horace et des Classiques. Bientôt, avec Mallarmé, elle « n’a plus d’autre fin qu’elle-même ». Quoique gardant sa liberté critique, elle devient un travail sur la langue, une poétique de la construction, tant les mots ne sont pas les choses, perdant son « illusion référentielle » et par là son contact avec le réel. C’est ce que déplore Hélène Merlin-Kajman, en affirmant qu’elle peut et doit avoir un fort impact sur nos consciences et nos vies, qu’elle n’est pas sans dimension morale, qu’elle fournit des modèles et des repoussoirs…
C’est en effet autre chose de lire entre universitaires que de lire à un enfant qui prend de plein fouet les textes. Car à l’occasion du « Mauvais vitrier », un poème en prose de Baudelaire, où le poète brise les vitres, le fils de notre essayiste s’écrie : « mais ce n’est pas bien » ! De même, Le Grand cahier d’Agota Kristof propose des images violentes, insoutenables, qui ne sont pas que des effets textuels. Ainsi « gaîtés traumatiques », « part sexuelle », « morale et religion » se bousculent parmi nos livres, qu’il ne s’agit plus de lire en seuls narratologues et autres rhétoriciens.
Avec la pertinence de qui ne craint pas de se jeter « dans la gueule du loup », Hélène Merlin-Kajman propose une refondation salutaire des Lettres, cette « zone à défendre » (on passera sur le choix malheureux de cette expression lourdement connotée par l’actualité écologiste et politique). N’en déplaise aux formalistes, la littérature « produit un effet sur le monde interne de ses auditeurs et lecteurs » ; c’est celui du « partage » des affects, effrois et bonheur, de la transmission de la beauté et du sens.
Thierry Guinhut
LIRE DANS LA GUEULE DU LOUP : Essai sur une zone à défendre, la littérature
DE HELENE MERLIN-KAJMAN
Gallimard, 334 pages, 23,50 e