Ni véritablement roman, ni précisément autobiographie, Rivière fantôme peut prétendre au titre de Mémoires, les souvenirs passés au prisme du subjectif et de l’oubli, filtrés par les années, soumis à la relecture imposée par le temps. Dominique Botha, auteur-narratrice-protagoniste, se refuse d’ailleurs à figer son texte dans un genre ou un autre ; elle écrit pour faire son deuil, accepter enfin la mort d’un frère, un texte comme un hommage, dont chaque mot réactive la mémoire.
Dominique Botha naît en 1971. Dans la ferme familiale de l’Orange Free State, à Wolwefontain, elle raconte une enfance au goût de paradis perdu, le veld, la nature domestiquée mais toujours imprévisible, la liberté à portée de main dans une famille ouvertement anti-apartheid, dans cet état ou les Afrikaners soutiennent sans sourciller le Parti national. Effet de la nostalgie, de l’éloignement ? La description de ces premières années se fait comme hors du temps. Wolwefontain, personnage à part entière auquel tout ramène a quelque chose d’immuable, d’éternel. Mais peu importe que les repères temporels s’effacent ; les enfants malgré tout grandissent. Paul, l’aîné, est doué autant qu’incontrôlable. « Mon petit Paul, tu es le plus beau et le plus intelligent de nous tous » écrit bonne-maman Celia pour son anniversaire ; et Dominique la petite sœur vit dans son ombre. Elle est la discrète, la timide. Celle qui rêve d’une famille comme celle des autres. Celle qui aimerait rentrer dans le moule : « Je souhaite que mes parents votent pour le Parti national et se rendent à l’église NGK. J’aimerais qu’on soit comme tout le monde. J’aimerais aussi avoir de vraies ballerines. Et puis j’aimerais voir les fées qui habitent dans le saule et jouer du violon ».
Mais elle tait ses souhaits, et ce n’est pas elle qu’on écoute. La figure qui mène la danse, celle autour de laquelle se cristallise le récit, est bien celle de son frère. Ses frasques de rebelle de bonne famille, qui cachent un malaise plus profond, une incapacité à se fondre dans une existence qu’il voit comme un carcan, pèsent sur le quotidien de toute la famille. Dominique Botha raconte avec une grande pudeur ces années de jeunesse. Le portrait qu’elle fait de ses parents – le livre leur est dédié – est particulièrement touchant, et la description donnée de leurs engagements permet au récit de s’extraire de l’intime, du confidentiel, donne à voir les fractures d’un pays, ses faiblesses, ses blessures, offre une lecture politique, historique qui enrichit et met en perspective les souvenirs. On voit Paul, entre deux provocations, la drogue et les tentatives de suicide, projeté dans cette réalité sociale sud-africaine qu’il rejette, tandis que Dominique, toujours légèrement en arrière, n’aspire à rien tant qu’à retourner à la maison.
Paul meurt, sans qu’on sache s’il aurait pu devenir le poète, l’écrivain vu en lui. « Je t’attends sous le poivrier / je reconnaîtrai ta voix / ne perd pas pied (…) tu m’as toujours précédée », écrit Dominique en guise d’adieu. Rivière fantôme a la richesse d’un roman, son ampleur, sa musicalité. C’est un beau tribut porté au souvenir.
Julie Coutu
Rivière fantôme de Dominique Botha
Traduit de l’afrikaans par Georges Lory,
Actes Sud, 304 pages, 22 €
Domaine étranger Ombres du veld
juin 2016 | Le Matricule des Anges n°174
| par
Julie Coutu
Un livre
Ombres du veld
Par
Julie Coutu
Le Matricule des Anges n°174
, juin 2016.