Des grandes cheminées sombres de la bâtisse brûlée en 1913 s’élèvent et se confondent avec les troncs des séquoias qui l’entourent. Au cœur de la forêt d’arbres géants, Jack London avait décidé de construire la maison de ses rêves.
Lui qui avait travaillé si jeune, si dur, et manqué de tant, se trouvait à présent maître d’une demeure mi-manoir mi-chalet, comportant vingt-six chambres pour les amis, coursives pour le personnel, cuisine, réserves, salle à manger, salle des armes et des trophées, remplies de souvenirs de la croisière du Snark rapportés des Samoa, Tuamotu et Salomon, petite et grande bibliothèque où débattre politique, agriculture et littérature, trois corps de bâtiment en « U » entourant une piscine en béton pour les heures chaudes californiennes.
La Maison du loup, comme Jack l’avait nommée, s’est enflammée peu avant son inauguration. (La thèse de l’incendie criminel n’a jamais été écartée…)
Dans un bar à vin de Sonoma, mon copain Christopher Leaf me présente à son ami d’enfance Bill Churchill. Avant même de trinquer, en guise de cadeau de bienvenue, Bill m’offre une pointe de flèche indienne. Bill a grandi à Sonoma, lieu sacré pour les Indiens, non loin du ranch de Glen Ellen, comme son père et sa grand-mère avant lui. Cette dernière était amie avec Charmian London, la veuve de Jack, écrivaine elle aussi, et la mère de Bill, quand elle était petite, a sauté sur ses genoux et écouté ses histoires.
À la mort de Charmian, en passant devant le ranch de Glen Ellen, la nuit, furent entendus les fantômes de Jack et sa femme se querellant à tout va, « comme de leur vivant », dirent les voisins… Et ce serait encore le cas aujourd’hui d’après Bill ! Un comble pour le fils d’un médium qui toute sa vie a refusé et nié la paternité de Jack ! Comme de nombreux Américains, Bill croit dur comme fer aux fantômes. Il écrit des poèmes à leur sujet et enseigne l’espagnol à l’université de San Francisco. Dans une vie précédente, il travaillait à la Brigade américaine des stupéfiants à Mexico. À l’instar de Jack London, face à la tâche immense, il s’était mis à boire et avait quitté la brigade en apprenant qu’en son absence, ses deux fils se droguaient. Il rentra à San Francisco pour les tirer de là.
Chris et moi goûtons différents crus et millésimes locaux tandis que Bill boit de l’eau. Non loin d’ici des vignes s’étendent jusqu’à Nappa Valley qui forme un « Y » avec celle de Sonoma, où coule l’alcool avec lequel Jack London s’est battu toute sa vie depuis son enfance. Fervent partisan de la Prohibition, il ingurgitait dès le matin des cocktails découverts dans les îles.
Mon père se prénomme Jacques mais ma mère l’appelle Jack. Son grand-père, son père et mon frère aujourd’hui, tous sont ou ont été artisans maçons. J’ai décliné l’offre d’en être avant d’entrer aux Beaux-Arts, mais depuis l’âge de 13 ans, toutes les vacances scolaires ou presque, j’ai bossé comme manœuvre sur des chantiers en Bourgogne,...