Avant que d’entrer dans ce récit d’une beauté tragique, fermons un instant les yeux et laissons-nous imprégner par l’ambiance méridionale dans laquelle ces pages vont baigner, avec « le crépitement des cigales », « l’odeur du thym parfumant l’air du soir », et celle du « sel marin », que seul un odorat exercé saura rendre perceptible. Un décor planté certes à la diable, mais dans lequel on s’imagine pouvoir filer des jours heureux, et sinon tout à fait heureux, au moins paisibles, et gorgés de lumière…
Pour Nìkos, le narrateur et jeune protagoniste du récit, il en serait allé ainsi si son histoire ne s’était pas déroulée à Thessalonique, en pleine Seconde Guerre mondiale, au plus fort de l’Occupation allemande, et si les juifs, en 1943, n’avaient pas été déportés à Auschwitz, où presque tous ont fini par mourir.
Dans les premières pages, Giocanda, dont le sourire « éclairait et réchauffait tout autour d’elle », n’est encore que la « compagne de jeux préférée » de Nìkos (tous deux ont quitté l’enfance depuis peu), mais en rêve il la voit déjà « pleine d’amour, la bouche pleine de baisers impatients d’être offerts », avec « un regard comme traversé de brume » et « un corps tout en courbes douces ». Quelques pages plus loin, leur relation n’est plus seulement celle des yeux. Désormais leurs bouches se mêlent, dans ce qui s’apparente à une éducation sentimentale, chacun, tour à tour, éduquant l’autre, et la magie de l’adolescence transmuant tout en beauté ou en tragédie : « Il y avait des moments où elle croyait que je l’aimais et alors la lumière était plus brillante, puis venaient d’autres périodes où l’accablait l’idée qu’elle n’était rien de particulier pour moi, et alors il faisait froid ».
Les voici donc contraints de se retrouver à l’heure du couvre-feu, dans un terrain vague où ils apprennent à s’aimer, se découvrir, s’explorer, se goûter, avec la maladresse et la candeur de leur âge. Ils n’ont pas d’autre choix que de composer avec la réalité qu’on leur impose : « Nous avions besoin de la nuit pour cacher nos caresses, qui n’avaient pas de toit pour les abriter ». Viennent alors des scènes inoubliables pour Nìkos, comme celle où ils se retrouvent nus pour la première fois l’un pour l’autre, offerts, abandonnés, démunis, ne sachant trop quoi faire des désirs qui les submergent.
Et soudain, le rêve vire au cauchemar. Pendant les trois premiers quarts du récit, la guerre n’était qu’une toile de fond, une présence lointaine, inoffensive, et comme incapable de faire des victimes. Mais du jour au lendemain des mesures sont prises contre les juifs : interdictions en tous genres, humiliations publiques, étoile de David qu’il leur faut exhiber… Comme si chacun devinait quelle « plaisanterie cruelle du destin » attend désormais leur histoire, leur amour se fait incandescent. Nous suivrons ainsi le couple jusqu’à sa dernière heure, jusqu’à l’ultime contact (« je serrais ses doigts, pour me charger de vie, pour lui transmettre l’amour, la dévotion que je voulais qu’elle emporte avec elle pour toujours »), jusqu’à l’ultime promesse de se revoir un jour, avant le départ de Giocanda pour les camps, dont elle ne reviendra pas (dix mois plus tard, Nìkos apprendra qu’elle a fini dans une chambre à gaz, peu de temps avant la libération du camp par les Russes).
Au sein de cette guerre, leur amour aura été une sorte d’oasis, une parenthèse de pureté, d’innocence : « nous étions un jardin plein de fleurs qu’entouraient le tonnerre, les éclairs, la violence, la frénésie du monde ». Deux ans de bonheur pur, pleins de frissons d’adolescents et de vertiges frappés au sceau de l’authenticité : « L’amour débordait par mes yeux, mes oreilles, ma bouche, le bout de mes doigts ».
Giocanda est une histoire vraie, que Nìkos Kokàntzis (1930-2009) est parvenu à coucher sur le papier trente ans après l’avoir vécue. Par devoir de mémoire, pour en faire un mémorial, car « les gens meurent seulement quand nous les oublions ». Ce récit, qui est le seul que son auteur ait jamais écrit, s’apparente à un thrène, cette lamentation funèbre que l’on chantait lors des funérailles dans la Grèce antique. Mais parce qu’il réunit des moments choisis pour leur intensité amoureuse (qui sont autant de premières fois, jusqu’à la dernière), ce chant d’adieu tient à la fois de la tragédie et du conte (un conte de fées qui se termine mal). De la première il a la noblesse et l’élégance, de l’autre la fraîcheur et l’incomparable pureté. À quoi s’ajoute une beauté qui a probablement à voir avec la poésie. Comme si toutes ces minutes vécues et les phrases qui les font revivre avaient été touchées par la même grâce.
Promue au rang d’héroïne tragique, Giocanda peut dormir tranquille : son amoureux lui a élevé un temple qui résistera à l’épreuve du temps.
Didier Garcia
GIOCANDA DE NÌKOS KOKÀNTZIS
Traduit du grec par Michel Volkovitch,
éditions de l’Aube, 128 pages, 6,80 €
Intemporels In memoriam
juillet 2016 | Le Matricule des Anges n°175
| par
Didier Garcia
Le Grec Nìkos Kokàntzis puise dans sa propre mémoire pour raconter la naissance à l’amour de deux adolescents.
Un livre
In memoriam
Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°175
, juillet 2016.