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Domaine étranger L’esprit de famille

septembre 2016 | Le Matricule des Anges n°176 | par Camille Cloarec

Entre beauté et vulgarité, sacré et obscénité, Amour monstre de Katherine Dunn dresse le portrait d’une société américaine obsédée par l’apparence, superficielle et malsaine.

Des personnages ratés, aux corps révulsants, aux aspirations basses. La publication de la nouvelle traduction d’Amour monstre (titré Un amour de monstres chez Pocket en 1994) de Jacques Mailhos par les éditions Gallmeister a de quoi réjouir. Paru à la fin des années 1980, ce roman rapidement devenu culte au États-Unis a inspiré, entre autres, Terry Gilliam, Kurt Cobain ou encore Tim Burton. Son auteure, Katherine Dunn, qui vient de disparaître en début d’année, mena une vie de hippie convaincue. Née en 1945 dans le Kansas, elle interrompt ses études pour un voyage de sept ans à travers l’Europe, avant de devenir journaliste et de s’installer à Portland, où elle enseigne le creative writing. Elle a écrit trois romans, dont l’éclatant Amour monstre (Geek love).
C’est une citation de Shakespeare qui nous introduit dans l’univers du Binewski’s Carnival Fabulon, un cirque familial pour le moins marquant qui sillonne les villes américaines, et qui n’est pas sans rappeler la troupe de Freaks du cinéaste Tod Browning. Subtil mélange de sublime et de grotesque, la famille Binewski aurait sans nul doute passionné le dramaturge anglais. Crystal Lil et Aloysius sont parents de cinq enfants, tous fruits d’une « coopération créative » intensive. Arturo, ou Aqua Boy, possède des nageoires. Electra et Iphy sont des sœurs siamoises. Olympia, la narratrice, est naine, albinos et bossue. Enfin, Fortunato, dit Chick, est doté de pouvoirs occultes. Ces résultats brillants répondent aux précis dosages d’Al de substances non moins précises ingérées par Crystal Lil, qui cherchent à contrer la « morne banalité » de la majorité humaine. Les Binewski visent le chef-d’œuvre : de vraies difformités, des malformations exceptionnelles, qui puissent être exposées et fasciner les foules. Parfois, l’alchimie ne fonctionne pas. Le « Réservoir Sacré » renferme ainsi les corps mort-nés des « ratages d’Al », qui flottent abandonnés dans des bidons individuels.
Chez les Binewski, les codes traditionnels sont inversés. La beauté est une laideur, et rien n’est pire qu’être « normo ». La monstruosité est la seule source de fierté envisageable. Cette dernière se mesure selon des critères d’une exigence implacable. Par exemple, « un vrai monstre doit être un monstre-né ». Une difformité suite à un accident, à une maladie, ne vaut rien. Il faut être un phénomène, « vivre avec une spécialité » : être dépourvu de jambes et de bras, avoir trois yeux, être le plus original possible. Ce monde carnavalesque, qui évoluait jusqu’alors en marge de la société, atteint soudain une célébrité démentielle lorsqu’« Arty devint un culte ». Autour de cette créature aquatique se crée une secte « arturiste », faite d’« Admis » et d’« Intacts », au doux slogan de P.I.P. (Paix Isolement Pureté). Arty, « incroyablement autocentré, fier, orgueilleux, méprisant pour tous ceux qui n’ont pas eu la chance d’être lui », se fait vénérer par des millions d’adeptes, qui n’ont plus qu’un désir : atteindre la Sainteté Ultime, c’est-à-dire supprimer peu à peu leurs corps, s’alléger de leurs orteils, puis de leurs jambes, de leurs bras – jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien d’eux. Cette « chirurgie réparatrice » conduit à la mutilation et à l’anéantissement de tous ces malades de normalité.
L’univers de saltimbanques construit par Katherine Dunn n’a donc rien d’innocent. Derrière ces êtres en apparence bancals, l’auteure questionne les pouvoirs, les modèles, les valeurs qui ont cours dans nos sociétés. Arty est « le roi de l’univers » et « un maître en dépréciation », que la narratrice vénère et subit. Quant au jeune Chick, il n’a « qu’une seule envie : aider le monde entier afin que le monde entier l’aime ». Tous les personnages se perdent dans cette quête d’amour désespérée. Arty le manipulateur assoiffé de puissance, Oly qui lui sacrifie sa vie entière, le trop gentil et trop sensible petit frère Chick, forment un trio tragique. « J’étais la seule personne qui connaissait sa mauvaiseté noire et amère, sa jalousie mordante, ses aspirations rances, et en même temps l’aimait », confie Oly à propos d’Arty. En effet, le mensonge est une vertu fondamentale chez les Binewski. Le tyrannique Arty paraît n’être qu’une faible et impuissante erreur de la nature, tandis que la gentillesse des jumelles cache des perversions indicibles. Crystal Lil et Al ont enseigné à leurs enfants, dès leur plus jeune âge, que « la vérité est toujours une insulte ou une blague ». Ce monde de charlatans, alourdi de « manœuvres visqueuses » et autres sorties pickpocket, est obsédé par le profit. Les Binewski ont ainsi été élevés à coup de « petites ruses » que leurs parents « exécutaient aussi mécaniquement qu’ils déglutissaient ».

« C’est une chose cruelle pour les jeunes que de voir l’affreuse innocence dans laquelle les adultes sombrent avec l’âge ».

La famille telle que la dépeint Katherine Dunn n’est ni idéale, ni enviable. Confinés voire étouffés dans la proximité des caravanes, marqués à jamais par l’égoïsme de leurs géniteurs, les jeunes Binewski sont condamnés à la désintégration. L’amour filial, dans ce chaos de sentiments complexes, incestueux et monstrueux, est pourtant majeur. Crystal Lil est une mère inquiète et attentive, tout comme Oly le sera pour sa fille, « cette salope arrogante et stupide, Miranda, mon bébé, ma merveille  ». Cependant, cet amour inconditionnel n’est pas incompatible avec l’exploitation et l’abandon. La famille doit être avant tout rentable. Et, alors que les enfants grandissent, que les parents vieillissent, elle s’effrite encore un peu plus. Crystal Lil, qui consomme une quantité industrielle de médicaments mystérieux, et Al, qui sombre dans l’alcoolisme, perdent doucement pied face à leur progéniture. « Papa paradait, Maman titubait, et ni l’un ni l’autre n’avait la moindre lueur d’un début de conscience de ce qui me semblait être le monde réel ». Victimes du succès de leur propre fils, qui marie Elly et Iphy avec un prétendant terrible, et détruit l’enfant en Chick, ils s’inclinent devant lui, impotents. Le dépassement progressif de ces figures parentales hautes en couleur par leurs enfants est une fatalité sombre qui n’augure rien de bon, et sous-tend le roman. « C’est une chose cruelle pour les jeunes que de voir l’affreuse innocence dans laquelle les adultes sombrent avec l’âge, la terrible vulnérabilité qu’il convient de protéger du bourbier corrosif de l’enfance  », écrit Oly, une fois adulte.
La veine fantastique, faite d’horreurs physiques et d’obscénités, permet à Katherine Dunn de démystifier la famille, et d’interroger les canons (de beauté, de réussite, de croyance) qui fondent nos cultures. La vulnérabilité de nos opinions, soumises à divers discours partisans, à nos égos et à nos fragilités, est dénoncée à de multiples reprises par l’intrigue elle-même. Le voyeurisme, entre attraction et répulsion, va de pair avec ce terrible besoin de modèle. Si la monstruosité fascine autant les foules, c’est bien qu’elle les conforte et les renforce dans leur sentiment d’appartenance à une communauté propre, policée, dite « normale ». L’avant-gardisme d’Amour monstre, qui soulignait déjà trente années auparavant ce qui aujourd’hui fait partie intégrante de notre quotidien, naît de l’extrémisme de sa démarche. Ses personnages, aux corps déformés, aux esprits malmenés, constituent à eux seuls un outrage au bon sens et au bon goût littéraires. Cependant, il est impossible de savourer leur verve (« je me suis vautrée dans le chagrin en essayant de saisir le suintement solitaire de mon amour dans l’air comme une odeur de pop-corn non mangé qui verdit en devenant caoutchouteux »), et de ne pas s’y attacher.

Camille Cloarec

Amour monstre, de Katherine Dunn, traduit de l’américain
par Jacques Mailhos, Gallmeister, 472 pages, 24,80

L’esprit de famille Par Camille Cloarec
Le Matricule des Anges n°176 , septembre 2016.
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