Bien qu’elle soit toute tournée vers la recherche de grands anciens, notre époque aura pris son temps pour retrouver le volume de souvenirs de l’éditeur Éric Losfeld, Endetté comme une mule ou la passion d’éditer. Publié quelques jours avant sa mort inopinée, le 18 novembre 1979, ce volume tonitruant prenait place dans la collection vouée à l’illustration des métiers par Pierre Belfond, lequel, malicieux, avait porté son dévolu pour rédiger ce document quasi interprofessionnel sur le plus turbulent des éditeurs de la place de Paris. La couverture du livre, mémorable, et qui fit jaser alors, montrait Losfeld en costume seyant, sourire aux lèvres, administrant un magistral bras d’honneur au public. À qui était-il donc destiné ce bras ? Aux banquiers c’est sûr, aux juges aussi puisqu’il eut à comparaître souvent pour ses éditions érotico-pornographiques et ses provocations – il était lui-même auteur d’érotiques sous pseudonyme –, à la bonne société évidemment et à la morale elle-même. On ne saura d’ailleurs jamais s’il ne voulait pas dire plutôt : Monté comme un âne ou la passion d’éditer…
Il en fallait alors, du courage, pour éditer sous les marques successives d’Arcanes (1951), Terrain Vague (1955) et Éric Losfeld, des érotiques, de la bande dessinée, italienne en particulier, les revues Positif, Midi Minuit, quelques titres surréalistes, la collection « Merdre » et puis les livres de Maurice Raphaël, Benjamin Péret, Mario Mercier, Ado Kyrou, Jean Boullet, Duchamp, Autrand, Maurice Henry, La Gana de Douassot, Ylipe ou Anne Cunéo et… Emmanuelle Arsan, le succès foudroyant de 1967. Il fallait de l’endurance pour retrouver en fin de journée dans la boutique étrange du père Moineau Noël Arnaud et François Caradec. Là, au fil des verres de rouge s’élaboraient les coups fumants de l’édition d’alors, ceux que les collectionneurs futés accumulent désormais. (Pour ne rien rater, la nouvelle édition de Tristram comporte la liste des titres publiés de 1951 à 1979).
Au-delà du plaisir d’entendre François Caradec expliquer à un juge ce qu’est un « pompier » dans son acception matrimoniale, on retrouve dans les mémoires d’Éric Losfeld une époque effervescente, décrite jusque dans ses embûches par un personnage majeur de la culture de la seconde moitié du XXe siècle, droit dans ses révoltes, digne de ses principes, odieux aux militaristes, aux religieux, aux racistes et aux pisse-vinaigre. Un grand monsieur, on ne peut le nier, qui pratiqua son métier comme il vécut, en joueur et en homme de goût libre et fier. Éric Dussert
Endetté comme une mule, d’Éric Losfeld
Préface de François Guérif, Tristram, « Souple », 312 p., 11,40 €
Domaine français Losfeld, le joueur
mars 2017 | Le Matricule des Anges n°181
| par
Éric Dussert
Un livre
Losfeld, le joueur
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°181
, mars 2017.