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Domaine étranger Le tisserand, le typographe et la guerre

mars 2017 | Le Matricule des Anges n°181 | par Sophie Deltin

Dans un roman à la dimension de parabole, l’Austro-Hongrois Andreas Latzko met en scène les ravages du nationalisme et de l’endoctrinement. Implacable.

La Grande Guerre vient de s’achever. Après avoir été fait prisonnier en Autriche, l’Italien Cesare Pasquali rentre au pays amputé de deux doigts – pas de chance quand on est tisserand de métier. Incarnation vivante de ce que tout le monde cherche à oublier, l’estropié tente de retrouver une place dans le petit village de Ligurie d’où il est originaire, mais personne ne veut de lui. Ce n’est pas faute de frapper aux portes, elles se dressent toutes contre lui – « on l’enferma dehors comme un chien errant ». Désespérément seul, le réprouvé d’Andreas Latzko subit ce que les fomenteurs de guerre ont fait de lui, se heurtant à l’infirmité davantage morale que matérielle de ses contemporains. Figure du sacrifice et victime de l’injustice sociale, il vient rejoindre la cohorte de ces autres frères de malheur condamnés eux aussi à un retour impossible, tel Hinkemann (1923) d’Ernst Toller, le vaincu émasculé par une balle de l’ennemi, ou plus tard, Beckmann, le soldat revenu de la guerre – la Seconde – de Wolfgang Borchert dans Dehors devant la porte (1946). Si La Marche royale dresse avec autant de force ce constat de douleur, gravée dans la chair de toute une génération, c’est que son auteur, Hongrois d’expression allemande (1876-1943), a lui-même été blessé en 1915 sur l’un des fronts de la Première Guerre mondiale, ce qui l’a conduit à dénoncer le carnage de la guerre – cette « usine à cadavres » – dans un recueil de nouvelles inoubliable, Hommes en guerre (Agone, 2003, cf. Lmda N°153), publié pour la première fois en 1917 en Suisse et salué notamment par le pacifiste Romain Rolland qui éleva son auteur « au premier rang des témoins qui ont laissé le récit véridique de la Passion de l’Homme, en l’an de disgrâce 1914 ».
La même lucidité, la même rage perceptible dans l’écriture terrible d’intelligence et de justesse, se retrouvent dans ce bref roman aux éclats expressionnistes impeccablement rendus jusqu’à l’apothéose finale par la traduction de Nathalie Eberhardt – la première datait de 1926. Abandonné à son misérable sort, Pasquali décide de fuir ses compatriotes pour chercher refuge dans la mère-patrie de l’ancien ennemi, en Autriche ; sur sa route il rencontre un autre vagabond, un étranger. Un Autrichien qui a perdu un œil au nom de la patrie – pas de chance quand on est typographe de métier. « La même dureté hautaine les avait poussés tous deux hors du pays natal ; quand il manquait des doigts ou un œil, les hommes ne se sentaient pas obligés de faire preuve du moindre égard. Ce qui s’avérait endommagé, ils l’écartaient volontiers comme un ver à moitié piétiné. » La plume de Latzko, cinglante comme une balle, nous prend à témoin jusqu’à aujourd’hui : n’est-ce pas d’oublier la capacité à garder le sens de l’autre – fût-il infirme, inconnu, réfugié ou encore anonyme errant – que nous perdons ce qui fait notre qualité d’humains ? L’autre comme celui à l’égard de qui, par-delà nos peurs, on se sent obligé, telle serait selon Latzko la valeur, en sa singulière transcendance, de la reconnaissance du frère humain.
Forts de cette détresse commune, les deux parias vont nouer une « alliance » faite d’entraide et d’affection, ainsi que d’une confiance renouvelée en l’avenir. « Quelle joie d’être enfin non seulement compris et respecté, mais aussi complété et rendu plus fort » s’émerveille Pasquali devant la sollicitude généreuse de celui « qui parvenait de son unique œil à lire l’intérieur des gens ». Le typographe qui espère retrouver la belle Sicilienne dont il s’est entiché durant ses années de captivité, convainc finalement le tisserand de l’accompagner dans son périple vers les contrées italiennes. Alors qu’ils s’apprêtent à embarquer à bord d’un navire allemand censé faire escale à Naples, retentissent les premières mesures d’une marche militaire – l’hymne national du Royaume d’Italie, prémices d’une festivité patriotique à la gloire du « Soldat inconnu »…
Parce qu’il nous parle de la nature humaine dans ce qu’elle de plus effroyable, de plus poignant et de plus désespéré, le récit allégorique d’Andreas Latzko est redoutable d’efficacité pour révéler l’ignominie de la guerre, sa folle absurdité et son immense gâchis. Tel un virus inexorablement inoculé dans le cœur, les entrailles et la psyché du soldat, la guerre n’est pas seulement capable de métamorphoser des êtres sains de corps et d’esprit en meurtriers aveugles mais pire encore, personne ne peut s’immuniser contre elle. Parce qu’elle bafoue leur intégrité, aliène leur raison, elle rend les hommes à jamais réceptifs aux sirènes d’une ivresse irrésistible, latente mais toujours prompte à « turbuler » dans les veines « comme de la lave » dès lors que sous couvert d’héroïsme se trouvent rallumés la soif de vengeance, le désir de toute-puissance et l’arrogance effrénée d’une commune appartenance – cette « affiliation » patriotique au nom de laquelle se voient justifiés le déchaînement des instincts les plus mortifères et le saccage des liens les plus fraternels.

Sophie Deltin


La Marche royale, d’Andreas Latzko
Traduit de l’allemand par Nathalie Eberhardt, La dernière goutte, 63 pages, 10

Le tisserand, le typographe et la guerre Par Sophie Deltin
Le Matricule des Anges n°181 , mars 2017.
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