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Essais Retour des refoulés

novembre 2017 | Le Matricule des Anges n°188 | par Jean Laurenti

Sommant les images de révéler quelque chose du monde, Georges Didi-Huberman et Niki Giannari tournent leur regard vers le mal que notre siècle inflige aux réfugiés.

Passer, quoi qu’il en coûte

Au long d’un parcours de plus de trois décennies, Georges Didi-Huberman, philoso- phe et historien de l’art, n’a de cesse d’élargir son champ d’investigation. Par livres interposés, il fait dialoguer la Renaissance avec l’Arte Povera, l’œuvre et la pensée de Marcel Duchamp avec celles de Hantaï, de Brecht, de Warburg, de Pasolini ou encore de Godard. Les productions artistiques sont matière à penser le monde qui les a produites, au même titre que toutes sortes d’images relevant de régimes les plus divers, jusqu’aux plus ténues, empreintes, traces, halos. Son questionnement porte autant sur les productions visuelles elles-mêmes que sur la façon dont elles nous traversent et nous travaillent, interagissent avec nos propres images mentales.
Ces dernières années, la réflexion de Didi-Huberman, sans s’éloigner de son creusement du sensible, s’est plus nettement focalisée sur la dimension politique des images, sur leur capacité à nourrir une critique de l’histoire et du contemporain. Les livres composant la série L’Œil de l’histoire, comme la récente exposition Soulèvements qu’il a conçue pour le musée du Jeu de Paume témoignent de cette orientation. Tout comme son dernier ouvrage, Passer, quoi qu’il en coûte, qu’il co-signe avec Niki Giannari, « la plus clandestine, sans doute, des écrivaines grecques d’aujourd’hui ». Le livre s’ouvre sur un long poème proposé en grec et en traduction française, Des Spectres hantent l’Europe. C’est un texte que Niki Giannari a écrit pour accompagner les images du film documentaire éponyme de Maria Kourkouta, non encore distribué en France. Il donne à voir le quotidien de réfugiés venus de Syrie et d’ailleurs, hébergés dans le camp d’Idomeni, proche de Thessalonique, à la frontière gréco-macédonienne. Frontière qui, en mars 2016, vient de se refermer devant ces migrants dont la plupart désirent rejoindre l’Allemagne. Le poème, dit par la comédienne Lena Platonos, accompagne la seconde partie du film, une succession de plans muets, tournés en 16 mm, qui donnent un caractère intemporel et universel à ces images de camp.
Georges Didi-Huberman prend appui sur les mots de Niki Giannari pour réfléchir à l’impact des images du film qu’il nous faut reconstituer à partir d’une série de photogrammes qui accompagnent son propos. C’est une méditation sur les souvenirs enfouis que ces images réveillent, sur des enseignements anciens qui retrouvent leur urgence. En l’absence du film, le lecteur dispose ainsi des visions poétiques de Giannari et de l’exégèse, élucidations et prolongements, que propose le philosophe.
Le titre lui-même, Des Spectres hantent l’Europe, est une reprise de la phrase liminaire du Manifeste du parti communiste de Marx et Engels (« Un spectre hante l’Europe : le spectre du communisme. »). Didi-Huberman y voit aussi « la cristallisation d’un témoignage visuel très précis et d’une position réflexive très générale sur notre histoire contemporaine », ce que Walter Benjamin appelle une « image de pensée »  : pour affronter la pluie, les réfugiés ont reçu des vêtements imperméables en plastique, sombres comme la nuit ou blancs comme la grisaille du ciel hivernal. « C’étaient comme des uniformes de fantômes ou pour devenir fantômes. » La métaphore peut se poursuivre : le spectre est un revenant, il revient comme le refoulé qui hante la conscience collective et dont elle n’a de cesse de chercher à se défaire : « nous sommes tous des enfants de migrants et (…) les migrants ne sont que nos parents revenants, fussent-ils “lointains” ».
Outre l’extrême difficulté matérielle dans laquelle le réfugié (qui est souvent aussi un survivant) est plongé, il voit son destin devenir le jouet des bureaucraties qui statueront sur la recevabilité de sa demande d’asile ou de passage. L’auteur, comme à son habitude, convoque la littérature (Kafka et l’absurde « porte de la Loi ») ou la philosophie (Arendt et sa réflexion sur la figure du réfugié) pour éclairer le sort impossible fait à celui qui a perdu son ancienne patrie et n’en a pas encore de nouvelle. Il est seulement perçu comme un problème à régler : « Alors plus personne n’est quelqu’un », pas même Walter Benjamin, « le plus sage et le plus lettré des hommes ». La figure tutélaire et tragique du philosophe allemand traverse l’essai de Didi-Huberman comme elle imprègne le poème. Niki Giannari évoque son suicide à Port-Bou en septembre 1940, juste après que la frontière vers l’Espagne, décidée le jour de son arrivée, s’est fermée devant lui.
« Lorsqu’une société se met à confondre (…) l’étranger avec le danger, lorsqu’elle invente des institutions pour mettre en œuvre cette confusion paranoïaque, alors on peut dire (…) qu’elle est en train de perdre sa culture, sa propre capacité de civilisation », écrit Didi-Huberman. Face à la « politique de la clôture », la nécrose du repli sur soi, il imagine, reprenant l’expression d’Achille Mbembe, une « éthique du passant ». Celle-là même dont le poème de Niki Giannari et les images qu’il suscite et accompagne disent l’urgence.
Jean Laurenti

Passer, quoi qu’il en coûte, de Georges Didi-Huberman et Niki Giannari
Éditions de Minuit, 102 pages, 11,50

Retour des refoulés Par Jean Laurenti
Le Matricule des Anges n°188 , novembre 2017.
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