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Traduction Simon Baril

juin 2018 | Le Matricule des Anges n°194

Idaho, de Emily Ruskovich

J’ai attendu Idaho pendant sept ans. Je me souviens d’un petit bout de nappe en papier blanc, déchirée par Marilynne Robinson dans un restaurant à Strasbourg. À la pointe Bic, elle m’y avait noté une liste de cinq noms. On était en mai 2010 et il s’agissait des cinq étudiants les plus prometteurs que comptait cette année-là le Iowa Writers’ Workshop.
Ce creative writing workshop est le plus ancien et le plus prestigieux des États-Unis. Il paraît que les ateliers de création littéraire commencent à se répandre en France. Je ne sais pas si c’est une bonne chose ; je ne crois pas que c’en soit une mauvaise. À l’invitation de Marilynne, je me suis rendu à Iowa City quand elle y enseignait encore et j’ai pu assister à l’un de ses cours. J’y ai rencontré des jeunes gens parmi les plus talentueux des États-Unis et du monde, qui bénéficiaient d’un environnement privilégié pour écrire, écrire, écrire, accompagnés par celle que beaucoup considèrent depuis Gilead comme le plus grand auteur américain vivant. Citons quelques anciens élèves de ce programme créé en 1936, au hasard : Flannery O’Connor, A.M. Homes, Andre Dubus, Justin Torres, Wallace Stegner, Denis Johnson, Ayana Mathis, Raymond Carver…
Dans la liste strasbourgeoise de 2010, Marilynne avait souligné un nom, celui d’Emily Ruskovich. Puis elle m’avait parlé de sa chevelure si abondante (« such hair ! »), de son athéisme revendiqué avec fierté (que respectait cependant l’intensément chrétienne Mrs. Robinson), du lien très concret que son écriture entretient avec la nature (Robinson et Ruskovich ont en commun d’avoir toutes les deux grandi dans l’Idaho), à une époque où tant de jeunes écrivains que Marilynne voyait passer semblaient déconnectés de la réalité physique du monde.
Ce n’est qu’en 2013 que j’ai pu lire un premier manuscrit d’Emily : un recueil de nouvelles marquées par ce contact avec la nature, mais aussi par la mélancolie de l’enfance. Les éditions Gallmeister étaient la maison idéale pour accueillir cette sensibilité ; sans surprise, Oliver G. a tout de suite été emballé, au point d’acheter les droits de deux livres à venir.
Il a fallu patienter encore quatre ans pour que Mock Orange (« seringa »), la longue nouvelle qui ouvrait le recueil initial, devienne le roman Idaho. J’en ai terminé la traduction au mois de janvier, et j’en suis encore trop imprégné pour le décortiquer. Au passage, j’avoue sans honte ni fierté que je n’aime pas analyser les œuvres que je traduis. J’ai plutôt l’impression de fonctionner comme un acteur, qui se laisserait pénétrer par les différentes voix présentes dans un texte jusqu’à les faire siennes. Une question d’oreille, doublée d’une sorte de processus d’incarnation qui ne me semble pas principalement intellectuel – mais peut-être que je m’illusionne. Peut-être que c’est avant tout du bricolage, comme l’a dit un jour Bernard Hoepffner.
Une évidence, cependant : Idaho est le roman le plus difficile qu’il m’a été donné de traduire. Difficile parce que poétique, et que bien sûr ce qui est poétique dans une langue est souvent maladroit ou abscons dans une autre. Difficile aussi parce que, quand le temps d’un chapitre il a fallu rendre les sensations d’un chien, la méthode de traduction « Actors Studio » trouve ses limites : impossible de m’appuyer sur ma propre mémoire sensorielle. Difficile, enfin, à cause des multiples temporalités, de tous ces passés vécus, reconstitués, fantasmés… Quelle chance d’avoir pu compter sur l’excellent jugement d’Élisabeth Violleau, ma relectrice chez Gallmeister !
Le roman le plus difficile ? Oui, mais surtout le plus poignant. Certaines pages, loin de s’émousser, m’ont serré un peu plus la gorge à chaque lecture. Dans les montagnes du nord de l’Idaho, Ann, une professeure de chant, s’éprend de Wade, un coutelier. Wade était auparavant marié avec Jenny qui, saisissant une hache dans un brusque élan de violence, a tué la plus jeune de leurs deux fillettes sous les yeux de l’aînée. Cette dernière s’est enfuie dans les bois et n’a plus jamais reparu. Quelques années après le drame, Ann épouse Wade sans ignorer que celui-ci commence à être atteint de démence précoce. C’est donc à elle qu’il incombe de faire vivre la mémoire de l’enfant assassinée, et l’espoir de retrouver sa sœur disparue. Sans oublier Jenny, condamnée à la prison à vie, avec qui Ann va tenter d’entrer en relation de manière détournée. On voit bien comment une telle intrigue pourrait prêter à une débauche de sentiments paroxystiques ; mais, en nous préservant du mélodrame, l’écriture pudique de l’auteure rend l’émotion encore plus aiguë. Je ne m’attendais pas à une telle maturité dans un premier roman, ni à une telle ambition. L’enjeu de Idaho ne me semble être rien moins que de réparer le mal le plus terrible et d’apaiser la douleur la plus vive alors même que la coupable et les victimes sont hors d’atteinte de toute réparation, de toute paix. Un enjeu métaphysique au cœur d’une vision du monde qui paraît pourtant exclure la transcendance. Que de chemin parcouru depuis Mock Orange, la seule nouvelle du recueil de 2013 à ne pas m’avoir entièrement convaincu, sans doute parce que cette histoire, qui se déploie de 1973 à 2025 par un enchevêtrement fluide de retours en arrière et de sauts dans le futur, n’avait pas encore trouvé la forme idéale pour prendre toute sa mesure…
Ainsi mes sept années de patience ont-elles été largement récompensées. Sachant qu’Emily Ruskovich n’a guère plus de 30 ans, même si elle s’en tient à ce rythme de production qui privilégie la qualité plutôt que la quantité, il lui reste encore le temps de nous offrir six ou sept chefs-d’œuvre supplémentaires.

* A également traduit Marilynne Robinson, William Boyle, James M. Cain, Peter Temple. Idaho est paru en mai aux éditions Gallmeister.

Simon Baril
Le Matricule des Anges n°194 , juin 2018.
LMDA papier n°194
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