Allongeails et farcissures, c’est ainsi que Montaigne nommait les additions et gonflements successifs qu’il infligeait aux textes de ses Essais. Il y a de l’esprit et de cette façon de procéder, par aboutement et accumulation, dans l’entreprise qui est celle de Lambert Schlechter depuis 2006. Intitulée Le Murmure du monde, elle compte déjà cinq volumes auxquels viennent de s’ajouter un sixième, Monsieur Pinget saisit le râteau et traverse le potager (2017) et un septième, Une mite sous la semelle du Titien. Cette entreprise consiste à noter des détails, des trouvailles de lecture, des réflexions, des choses qui font naître un sentiment de joie ou de tristesse, des petits faits d’existence, autrement dit des riens, mais qui disent tout, tant mis bout à bout, ils forment un monde, distillent la petite musique de ce qui murmure à l’oreille de ses désirs, appelle, revient en signes, s’énonce en figures plus ou moins secrètes ou se fait poussière et vent.
Mais c’est presque sans le vouloir, en maniant les registres contrastés de l’observation et de la notation, de l’allégresse et de la mélancolie, de la perspicacité et de la dérision, avec des alternances de noirceur et de relatif bien-être. Et en donnant à chaque volume son caractère et sa personnalité propres. Là où le volume 6 s’ordonne en 28 chapitres composés chacun d’une dizaine de paragraphes numérotés, le volume 7 réunit 108 textes, tous issus de la même contrainte : « les deux tiers d’une page A5, et 29 lignes à remplir », soit mille signes. 108 fenêtres donnant à voir « des bribes de ciel bleu avec des bribes de nuages blancs » mais délimitant surtout un cadre et une forme à l’intérieur desquels l’auteur se donne le droit de tout dire et même qu’il n’y a rien à dire. D’où des livres faits de petites perceptions, d’impressions anodines, d’allusions à la terrible cruauté de l’Histoire comme au tout et au plus de ce qui constitue le quotidien d’un écrivain et d’un poète – né en 1941 au Luxembourg, où il vit toujours – auteur d’une trentaine de livres, et qui a eu le malheur de voir, le 18 avril 2015, sa maison-bibliothèque être dévorée par le feu. « On ne peut pas se remettre de ça, je ne pourrai jamais me remettre de ça, c’était si violent, c’était trop violent. »
Et pourtant, malgré cette dépossession par les flammes, malgré « la certitude absolue du néant absolu où je vais », malgré la perspective de l’inévitable fin de partie, et malgré la mélancolie – « C’est entre les tempes que loge la mélancolie (…) et entre les tempes ça cogne » – notre homme résiste, à l’image des fleurs dont il aime le petit miracle gratuit et la façon dont elles magnifient le présent. Il résiste en se promenant dans les savoirs, ses « étudieries », et en lisant : « d’une page de Tolstoï passer à une page de Julien Green, puis à Pascal, puis à Marc Aurèle, autant de petites voûtes où s’abriter (…), de parenthèses où respirer. » En quêtant des pensées auxquelles il demande qu’elles le comblent, l’apaisent ou le consolent « tout en fournissant une chiquenaude d’enthousiasme ». En se souvenant aussi d’avoir aimé et d’avoir été aimé. « Les deux femmes que j’ai aimées et qui m’ont quitté, l’une par la mort [à 38 ans] et l’autre en me chassant de sa vie, sont toujours mon amour. » La vivante l’obsède toujours : « J’ai été, par cette femme, miraculé & démoli. » Reste le souvenir des voluptés et de l’orgasme de cette femme, « orageux, multiple, explosivement symphonique et fauvement jazzique ». C’est qu’il a l’érotisme jubilatoire, Schlechter, qu’il aime le vertige sexuel, excelle à évoquer la bouffée sourde, irrémédiable du désir, l’envahissement et l’éblouissement du plaisir. En s’en souvenant et en l’écrivant, il se redonne du plaisir. Parce que le passé doit continuer à irradier ; parce qu’il parle pour lui et qu’il cherche sa propre et toujours transitoire vérité dans la dynamique du désir, les traces et les échos qu’il trouve à ce qu’il vit.
Des livres écrits au plus près de ce qu’il a sous les yeux, de ce qui surgit à sa conscience, et qu’un style, le phrasé d’une voix en mouvement, met en texte. Parfois ce sont les mots qui décident, ou c’est le son qui noue le fil du texte. Rien ne paraît avoir lieu mais, à coups de microdéraillements, d’infimes trébuchements, de glissements sonores, tout se met à résonner et à vibrer. Car Lambert Schlechter est un acousticien dont l’écriture à replis et à retours rythme la mélodie d’instants et la sensorialité sauvage dont vit le murmure du monde.
Richard Blin
Lambert Schlechter Monsieur Pinget saisit le râteau et traverse le potager, Phi, 136 p., 19 € et Une mite sous la semelle du Titien, Tinbad, 128 p., 16 €
Domaine français Inutile et vital
juin 2018 | Le Matricule des Anges n°194
| par
Richard Blin
Le rien, le nu, le perdu, Lambert Schlechter n’invente rien. Ils sont au cœur d’un temps cahotant et chaotique, d’une mélodie d’instants dont il fait des livres qui murmurent à notre oreille.
Des livres
Inutile et vital
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°194
, juin 2018.