Préparez-vous plutôt à un roman d’aventures picaresque, voire héroïque, car j’ai été le grand héros de mon époque », annonce d’emblée Desiderio, le narrateur des Machines à désir infernales du Docteur Hoffman. En effet, son récit prend immédiatement des allures inoubliables, entre conte fantastique, histoire romantique et odyssée épique. Secrétaire particulier du Ministre de la Détermination, Desiderio enquête sur le redoutable ennemi du royaume : le tristement célèbre Docteur Hoffman, physicien réputé qui se joue de la réalité. Maître des illusions, créateur de mirages, ce dernier sème le trouble dans la ville, la déformant au gré de ses fantaisies. Tels les pompiers de Fahrenheit 451, des Inspecteurs de la Véracité sillonnent le terrain, mesurant le Taux de Réalité des êtres et des objets autour d’eux. Les interdictions pleuvent : « les miroirs offrant des alternatives, ils étaient devenus comme des brèches ou des fissures dans le monde solide d’ici et du maintenant, et par ces brèches s’insinuaient en rampant toutes sortes d’apparitions amorphes » – ils sont donc supprimés.
Envoyé en mission spéciale, Desiderio va se noyer dans un monde bien plus vaste et inquiétant que l’extraordinaire ville en proie au magicien Hoffman. Les rebondissements se succèdent à un rythme effréné, mélangeant allègrement Daniel Defoe au Marquis de Sade, en passant par Jules Verne. Tout d’abord, il est recueilli par une tribu indienne. Ses membres vivent sur l’eau, ont développé une légère tendance au cannibalisme, et jouent avec de curieuses poupées-poissons. Ce qui frappe le plus le narrateur à leur contact, c’est leur « singulière incapacité à être, une limitation de l’expérience triste et imposée ». Desiderio se réfugie ensuite dans un cirque, entre une femme à barbe et un homme crocodile. Malheureusement, il subit des viols à répétition de la part d’acrobates, qui lui « donnèrent la leçon d’anatomie la plus exhaustive qu’un homme ait jamais soufferte ». Fort de cette expérience, le voilà au côté d’un comte libertin dans une mystérieuse Chambre Bestiale, avant de se faire attaquer par des pirates des mers, et d’enfin parvenir au but de son voyage : le château du Dr Hoffman, « un palais wagnérien, un témoignage du romantisme gravé dans la pierre ».
C’est donc peu de dire que Les Machines… est un roman mouvementé et polymorphe. Insensé, fantasmagorique, il constitue un réservoir de légendes mystiques et mythologiques qui puisent tantôt dans les textes classiques, tantôt dans la littérature de genre. Le mauvais goût le plus grinçant, qui compile joyeusement nécrophilie et sodomie, contrebalance la poésie pure de certains instants glorieux. Ainsi la ville est-elle décrite superbement – « vaste réservoir de temps, le temps laissé derrière eux par tous les hommes et les femmes qui ont vécu, travaillé, rêvé et sont morts dans ces rues qui croissent comme un élément obstinément organique, ces rues qui se déploient comme les pétales d’une rose embourbée et manquent pourtant si totalement d’évanescence qu’elles préservent le passé aléatoirement, par couches ».
Angela Carter (1940-1992), auteure d’une œuvre impossible à classifier, que l’on pourrait qualifier de science-fiction féministe et postmoderne, en gros, signe là une somme difficilement égalable. (L’on peut s’emparer de ses autres titres, tout justes réédités par Christian Bourgois, pour comparer.) Questionnant derrière sa foule d’aventures à dormir debout les catastrophes historiques que sont la colonisation et les guerres, les notions floues et fondamentales de réalisme et de création, elle nous plonge dans un univers qui revisite brillamment les archives littéraires, dont la clé de voûte demeure l’amour – personnifié par Albertina, fille du Dr Hoffman, « (l’) autre platonique, (l’) extinction nécessaire, (le) rêve incarné » de Desiderio.
Camille Cloarec
Les Machines à désir infernales
du Docteur Hoffman, d’Angela Carter
Traduit de l’anglais par Maxime Berrée, Inculte, 348 pages, 9,90 €
Poches Infernale Angela Carter
juillet 2018 | Le Matricule des Anges n°195
| par
Camille Cloarec
Inculte réédite le roman inclassable de la romancière anglaise. Un odyssée délirante qui revisite Jules Verne et Sade.
Un livre
Infernale Angela Carter
Par
Camille Cloarec
Le Matricule des Anges n°195
, juillet 2018.