Dans les romans de ce tout juste quadra, natif de Milan, les protagonistes marchent beaucoup, émigrent, fuient la misère (Prêts à tous les départs, La Fosse aux ours, 2015 ; Le Dernier arrivé, Philippe Rey, 2017). Si Je reste ici évoque une renonciation, la mistoufle n’en demeure pas moins omniprésente et les pérégrinations tout aussi incessantes.
Anciennement autrichienne, la région montagneuse du Haut-Adige a été attribuée à l’Italie à l’issue de la Première Guerre mondiale. Mussolini aussitôt tente de l’italianiser, en interdisant l’enseignement de l’allemand, tout en favorisant une émigration massive d’Italiens en développant une politique de grands travaux. Trina, la narratrice, est une jeune adolescente habitant Curon, quand le Duce et ses sbires marchent sur Bolzano, la capitale régionale et la mettent à feu et à sang, au printemps 1923. Portée sur les livres, les études, cette fille de menuisier devient institutrice. Mais n’exerce que clandestinement dans des étables isolées, sans cesse pourchassée par les fascistes. Elle se marie avec Erich, un paysan pauvre, solitaire et idéaliste, aura deux enfants, un garçon Michael, une fille Marica. Si dans cette fresque, la construction du barrage sur une quarantaine d’années constitue un fil rouge de la narration, deux autres événements induisent des développements tout aussi dramatiques. Le premier relève encore une fois de l’Histoire, soit la déchéance de Mussolini, supplanté dans la région par les nazis, qui provoque la fuite du couple vers les alpages, alors que leur fils s’engage dans l’armée allemande. Cette ascension haletante pour la survie, vers un quelconque refuge prend des dimensions de descente aux Enfers inversées. Au cours de cette dernière, Trina abattra deux soldats nazis. Le second relève du privé, même s’il semble facilité par les troubles politiques. L’enlèvement de Marica par sa tante paternelle mariée à un riche allemand. La douleur de Trina restera à jamais inguérissable. Elle irradie l’ouvrage. Ses lettres poignantes, et non envoyées, à sa fille constituent ainsi le roman dans lequel elle raconte son quotidien, mais surtout ses états d’âme, ses colères, ses quelques joies, les trahisons et les solidarités… La première lettre évoque l’impuissance des mots. « Je pensais pour ma part, qu’il n’y avait pas de plus grand savoir que les mots, en particulier pour une femme. Événements, histoires, rêveries, il importait d’en être affamé et de les conserver pour les moments où la vie s’obscurcit ou se dépouille. Je croyais que les mots pouvaient me sauver. »
Écrire en ne croyant pas aux mots. Cette révélation induit un sentiment de malaise, de drame irrémédiable, de tension extrême, quasi permanente, de fuite éperdue. Erich se débat lui aussi pour survivre au chagrin, à la précarité, à la violence qui l’entoure, mais focalise toute son attention sur la construction du barrage décidée par Mussolini et terminée dans les années 50. Farouche et pathétique opposant il exhorte les villageois à le rejoindre. Ceux-ci font la sourde oreille. L’alternance, voire le décalage permanent entre les actes et la parole, les désirs et la réalité, l’intime et le collectif, le quotidien et les événements historiques irise le texte de couleurs lie-de-vin, mélancoliques, tout en le vrillant. L’écriture vive amène de la grâce et une certaine lumière à ce récit sombre et désespéré.
En fin d’ouvrage, Marco Balzano raconte sa première visite au barrage. « Une foule d’individus armés de smartphones : telle est la seule image qui a réussi à me détourner du clocher submergé et de l’eau qui dissimule les vieux bourgs de Resia et Curon. Elle témoigne de la façon la plus claire possible de la violence de l’histoire. »
Dominique Aussenac
Je reste ici, de Marco Balzano
Traduit de l’italien par Nathalie Bauer
Philippe Rey, 224 pages, 18 €
Domaine étranger Rêves engloutis
septembre 2018 | Le Matricule des Anges n°196
| par
Dominique Aussenac
Comment noyer terres et cœurs avec un barrage, c’est ce que dépeint le superbe et crépusculaire nouvel opus de l’écrivain italien Marco Balzano.
Un livre
Rêves engloutis
Par
Dominique Aussenac
Le Matricule des Anges n°196
, septembre 2018.