Au cœur du labyrinthe Borges
Pierre Senges, « La Bibliothèque de Babel » nouvelle du recueil Fictions commence ainsi : « L’univers (que d’autres appellent la Bibliothèque) (…) ». Cet incipit établit une synonymie entre le monde et le livre que l’on va retrouver à maintes reprises chez Borges et notamment dans ses Conférences. Des mythes avec lesquels l’écrivain joue ou sur lesquels il s’appuie, celui du monde-livre est-il pour vous le plus parlant ?
À l’image du Violon d’Ingres de Man Ray, la bibliothèque de Babel nous est immédiatement évidente, familière depuis toujours dès l’instant où elle apparaît – ces deux ouïes de violoncelle au dos d’une femme, elles aussi, semblent avoir été là depuis toujours. Pourtant, rien d’évident, bien sûr, mais la rencontre d’une obsession personnelle élevée au rang de mythe et d’une idée construite au fil des siècles, communément admise : aux sources de Babel, on trouve le catalogue de la bibliothèque Saint-Victor de Rabelais, Bouvard et Pécuchet recopiant pour l’éternité, le vertige de Thomas De Quincey face à une insurmontable abondance de livres. Mais le succès de cette bibliothèque-monde, largement exploité ensuite par des petits-maîtres (je pense à ***, mais aussi à ***, dans une moindre mesure), ne peut pas occulter entièrement la Babylone de la Loterie à Babylone, ni Le Jardin aux sentiers qui bifurquent, ni l’escalier de L’Aleph, ni la maison biscornue des Immortels. (Dans Le Congrès, Borges imagine une autre bibliothèque, censée contenir tous les livres, bons et mauvais : à la fin du récit, elle est détruite par le feu.)
L’érudition, Borges l’utilise comme un véhicule qui nous transporte d’un continent l’autre, d’un siècle l’autre, d’un mythe l’autre. Est-il un exemple à suivre pour vous ?
L’érudition est aussi une façon de varier les angles de vue, de faire un pas de côté, de multiplier les écrans comme les masques, pour souligner la joyeuse artificialité du récit ; l’érudition est joueuse et gourmande, elle donne à penser (tous les sens de ce verbe) en comptant moins sur la connaissance (ou pire que ça, la connivence) que sur l’ignorance, convertie alors en désir de savoir : un désir que la fiction, l’imagination et le récit le plus romanesque promettent de satisfaire. L’incipit de Trois Versions de Judas évoque en quelques lignes Alexandrie, la cosmologie de Basilide, Dante, Satornile, Carpocrate, et « le dernier exemplaire du Syntagma » – le lecteur ressent un plaisir semblable à la lecture de ce catalogue de délices, dans la traduction des Mille nuits et une nuit de Mardrus : « des pommes de Syrie, des coings osmani, des pêches d’Oman, des jasmins d’Alep, des nénuphars de Damas, des concombres du Nil, des limons d’Égypte, des cédrats sultani, des baies de myrte, des fleurs de henné, des anémones rouge-sang ».
Borges insiste sur le fait qu’il est lecteur hédoniste et qu’il recherche l’émotion dans les livres. Pensez-vous qu’il parvient à émouvoir dans ses fictions ? Ou est-ce sa poésie...