Au cœur du labyrinthe Borges
Grand lecteur de Derrida, Deleuze ou Nancy, observateur attentif de la peinture, le philosophe et romancier (deux fictions ont paru chez Léo Scheer), Jean-Clet Martin a trouvé dans l’œuvre de Jorge Luis Borges les sentiers multiples d’une autre manière de penser le monde contemporain. S’attachant, en tant que philosophe, au thème du labyrinthe, Jean-Clet Martin déploie une pensée de la déconstruction en ce qu’elle implique une recréation. L’auteur de Multiplicités (qui vient de paraître dans la collection « Bifurcations » qu’il dirige) a répondu sans atermoiements à nos questions, dans une courte série d’échanges roboratifs.
Jean-Clet Martin, qu’est-ce qui a conduit le philosophe que vous êtes à écrire un livre sur Borges ?
Au fil de ma lecture de Foucault et Deleuze, auxquels on pourrait associer Derrida, la figure de Borges s’est imposée à moi de façon majeure. Je veux dire que Borges apparaît rapidement comme la proposition d’une autre façon de penser. Il crée une « image de la pensée » capable de nous entraîner vers de nouveaux problèmes dont le labyrinthe fait partie – et peut-être l’idée d’un univers multiple, d’un « plurivers », un mot de William James, l’auteur préféré de son père dont Borges connaissait par cœur la bibliothèque. D’autres auteurs vont croiser son chemin. Borges est né un an avant la mort de Nietzsche. Cela m’a frappé parce que ce dernier constitue une référence incontournable dans les philosophies de l’existence, notamment celle de Jaspers et d’une manière plus polémique celle de Heidegger. Au point que dans les années 60 l’œuvre de Nietzsche explose et donnera lieu à un livre remarquable de Deleuze, Nietzsche et la philosophie. Mais au même moment se produit un événement notable quoiqu’assez peu commenté. Le voici : Foucault dans Les Mots et les choses ouvre toute son analyse par Borges, par une référence étrange à une Encyclopédie chinoise à partir de laquelle on ne peut plus penser un espace commun, un lieu de rencontre ou même un support (comme une table sur laquelle ranger des éléments disparates). La table est elle-même fêlée. Curieusement, un des premiers séminaires de Derrida sur la déconstruction de Heidegger se réfère lui aussi à Borges. Cela se produit autour de la métaphore et je crois que la manière dont Borges envisage la métaphore (notamment par sa compréhension des Kennigars) ne quittera plus les lectures philosophiques de Derrida, attentif à ce qui tombe dans les marges ou le double fond métaphorique subi par les philosophes comme à leur insu.
Deleuze, pour sa part, consacre tout un chapitre ou une série de Logique du sens à Borges. Il s’agit de la courte fiction sur la bifurcation, Le Jardin aux sentiers qui bifurquent dont Gilles, sur lequel j’avais le plus travaillé, explore l’étrange distorsion temporelle, la nouvelle image du temps qu’elle propose en mordant sur l’éternité.
Votre ouvrage est sous-titré « Une biographie de l’éternité » mais, plus qu’une...