La lettre de diffusion

Votre panier

Le panier est vide.

Nous contacter

Le Matricule des Anges
ZA Loup à Loup 83570 Cotignac
tel ‭04 94 80 99 64‬
lmda@lmda.net

Connectez-vous avec les anges

Vous n'êtes actuellement pas identifié. Pour pouvoir commander un numéro, un abonnement ou bien profiter, en tant qu'abonné, des archives en ligne, vous devez vous connecter avec votre compte.

Retrouver un compte

Vous avez un compte mais vous ne souvenez plus du mot de passe ? Vous êtes abonné-e mais vous vous connectez pour la première fois ? Vous avez déjà créé un compte, peut-être, vous ne savez plus trop ?

Créer un nouveau compte

Vous inscrire sur ce site Identifiants personnels

Indiquez ici votre nom et votre adresse email. Votre identifiant personnel vous parviendra rapidement, par courrier électronique.

Informations personnelles

Pas encore de compte?
Soyez un ange, abonnez-vous!

Vous ne savez pas comment vous connecter?

Traduction Gojko Lukic

mars 2019 | Le Matricule des Anges n°201

Un rien de lumière, de Vladan Matijevic

Selon ses propres termes, Vladan Matijevic « a tout fait pour ne pas devenir écrivain » et « tâche d’écrire le moins possible ». Il est pourtant devenu l’une des voix les plus probes de la littérature serbe contemporaine. J’ai suivi au cours des années ses narrations désespérées et tendrement ironiques, pleines d’empathie face à la marginalité, la différence, l’échec et la faiblesse, disposition d’esprit plutôt rare dans la culture serbe, particulièrement obnubilée par la norme et la force – après lesquelles elle court et qui lui échappent sans cesse. Je me disais que je traduirais cet auteur un jour. Ce jour est venu quand j’ai parlé avec enthousiasme à l’éditrice Brigitte Bouchard du roman intitulé Les Aventures de Minette Accentiévitch. Il ne s’agissait pas d’un texte typique de cet auteur crépusculaire, mais, au contraire, d’une grande bouffée de joie de vivre et d’érotisme merveilleusement déboutonné, où la vulgarité joyeuse se mêle au lyrisme le plus délicat. Pour le traducteur, il était intéressant de chercher le ton qui pourrait faire cohabiter – je ne dis pas harmonieusement, car ce n’était pas vraiment la préoccupation de l’auteur – ces deux éléments traditionnellement opposés.
J’ai traduit ensuite le tout premier roman de Matijevic, Le Baisespoir du jeune Arnold, une sotie qui conte les jours avinés d’un étudiant. Celui-ci « n’a plus de problèmes de logement, ni de travail, ni à la fac, vu qu’il s’est fait jeter des trois ». Dans son pays, la guerre fait rage entre « fossiles » et « porteurs de boucles d’oreille », pays où l’omniprésence d’une onomastique allemande ne parvient pas à masquer une Serbie atteinte de folie, celle des années 90.
Ces deux livres, un peu en marge des autres livres de Matijevic, permettaient au lecteur français une approche en quelque sorte oblique de son œuvre. La traduction d’Un rien de lumière donne cette fois à découvrir un texte qui se situe au centre même, au cœur nocturne de son univers.
Il s’agit d’un triptyque où trois narrateurs, à travers l’histoire de leur désastre personnel, nous donnent des nouvelles du désastre du monde. Le premier volet fait entendre la voix d’Hilary, une historienne d’art ultraféministe de Toronto, qui vit avec sa mère et s’ingénie à tromper la vigilance de celle-ci pour ne pas avaler les psychotropes qui, censés calmer ses délires, l’abrutissent et l’empêchent de se livrer pleinement à son activité préférée : écrire à Dona, dont elle est éperdument amoureuse, mais qui s’est enfuie dans une autre ville avec une autre femme. Cependant, on est vite conduit à se demander : Hilary, a-t-elle seulement l’adresse de Dona ? Celle-ci reçoit-elle ses mails ?
Le deuxième volet détaille la déchéance d’un ancien ministre serbe, désormais revendeur de raticides, alcoolique, relégué à la cave par sa famille. S’il vit chichement et fréquente un troquet minable, repaire de sa bande de copains poivrots – sortes de dommages collatéraux de la transition –, ce n’est pas parce qu’il est fauché. Il possède même une grosse somme d’argent. Mais celle-ci provient d’une appropriation frauduleuse perpétrée lors du chaos provoqué par la chute de l’ancien régime, et il ne peut en profiter sans se trahir et probablement se faire éliminer. D’ailleurs, n’est-il pas surveillé et suivi par des sicaires, ou ceux-ci ne sont-ils que des ectoplasmes éthyliques ?
Dans le troisième volet crépite le feu qui dévaste l’âme pyromane de Georges, éternel étudiant en philo, spécialiste du visionnaire russe Vladimir Soloviev, et auteur d’ouvrages de vulgarisation théologique. Aux abois, Georges attend l’argent d’une bourse américaine qui lui aurait été accordée, mais qu’il ne voit pas venir. Cette bourse lui a-t-elle réellement été attribuée ou n’est-elle qu’un doux songe ? Georges a en effet le plus grand mal à distinguer la réalité du rêve.
Les trois voix de ce roman appartiennent donc à des narrateurs non fiables, leur conscience étant altérée par des troubles psychiques ou par l’alcoolisme. Si l’on ne peut se fier aux narrateurs, le monde dans lequel ils évoluent est lui-même peu crédible : le mensonge et la manipulation y règnent. Nous voilà donc au cœur d’une situation propice à la pensée postmoderne : la relativisation tous azimuts. Or, ces interprétations délirantes, ces visions ambiguës ne font que rendre plus criante l’image du monde qui se déploie sous le regard du lecteur. Un monde dont la maladie est impossible à relativiser, dont le visage tourmenté ne peut être voilé par aucun sfumato pseudo-humaniste malgré la pénombre généralisée, le « rien de lumière » qui subsiste.
Traduire Un rien de lumière ne m’a pas donné l’occasion de gémir auprès de mes proches à cause des terribles difficultés auxquelles j’aurais été confronté. En effet, il n’y a rien eu de tel. Si le monde que l’auteur fouille est trouble, sa pensée est claire, ses descriptions précises, son style sobre. Il y a eu, bien sûr, les problèmes habituels, ceux qui se logent dans l’ombre portée du texte, et concernent, par exemple, cet implicite dans la langue de départ, qui, dans la langue d’arrivée, doit mourir ou devenir explicite, ou ces allusions factuelles ténues qui, sans intervention du traducteur, resteraient insaisissables, et cætera… Mais ces choses-là ne sont pas la mer à boire quand on a un peu d’expérience, et je commence, hélas, à n’en pas manquer. Il ne me restait donc qu’un souci : veiller à individualiser les discours des trois narrateurs, sans excès, d’ailleurs, pour ne pas en faire plus que l’auteur. Et puis, bien sûr, essayer d’oublier le seul véritable problème, pourtant lancinant : le sentiment que la traduction est un tonneau des Danaïdes, et que toute cette eau versée en pure perte finit par former un méchant fleuve que le « passeur », à force de compromis, parvient à traverser, mais dans lequel se noient les cargaisons les plus glorieuses et les plus secrètes de la langue qu’on avait invitée au voyage.

* A traduit, entre autres, David Albahari, Goran Petrovic et Svetislav Basara. Un rien de lumière vient de paraître aux éditions Notabilia.

Gojko Lukic
Le Matricule des Anges n°201 , mars 2019.
LMDA papier n°201
6,50 
LMDA PDF n°201
4,00