Qu’habitons-nous ? Nos corps ? Nos âmes ? Nos vies ? Nos maisons ? Nos pays ? Notre Terre ? Certains fuient, fuient tout ce qui précède. Certains encore, peut-être les mêmes, s’installent dans l’absence, la folie, la précarité. D’autres prétendent hanter la planète Mars, les territoires de l’imaginaire, le monde de l’art ou les contrées de l’écriture. Ivan Repila loge en poésie, territoire intranquille, onirique et fertile. Né à Bilbao en 1978, il est cofondateur des éditions Masmédula qui publient de la poésie contemporaine, administrateur culturel et auteur de deux romans dont Le Puits (Denoël, 2014) qu’Éric Chevillard dans une préface fervente résume ainsi : « deux enfants, le Grand et le Petit, jetés au fond d’un trou, démunis de tout, y compris de langage, organisent les conditions de leur survie ». Le mutisme fascine Repila. Artefact ? Contrainte oulipienne ? Un des héros de Prélude à une guerre décide de ne plus parler, de se déposséder. Il erre dans la ville, déterminé à en connaître chaque trottoir, allée, hangar, terrain vague. Il chute, essaye d’échapper à lui-même ou à un autre lui-même. Jusqu’au moment où il croise une femme Oona qu’il suit avec son chien. En miroir inversé, se dresse Emil Zalco, architecte renommé, brillant, à qui tout réussit. Oona sa compagne le comble. Il va devoir détruire et rebâtir un nouveau quartier de sa ville natale. Un maçon meurt écrasé, un mouvement d’opposition violemment réprimé sème le chaos. Emil s’isole de plus en plus, dégringole dans la folie, la déshérence, l’écriture poétique. Oona le quitte. Il décide alors de créer un monde inhabitable. « Emil opposerait un morbidurium sans appel, privant toute une communauté de soleil, la plongeant dans une ombre infinie où les horloges ne cracheraient que de l’ombre. Et pour finir, l’expérience physique de ses édifices, l’expérience de chaque habitant, serait terminale, exterminatrice. » Un peuple d’invisibles, de gueux, de révoltés viendra l’habiter et réussira peut-être à le réhumaniser ?
Ceci n’est qu’une tentative très vaine de résumer un roman inénarrable qui subjugue par la beauté baroque, l’incroyable inventivité, le lyrisme crépusculaire de son écriture qui explose en images crues, violentes, contradictoires. « Le bitume, les voitures, les trottoirs revêtent leurs habits de fête sous une crème épaisse. C’est la rue des oiseaux déchus, de la chair éviscérée, du festin magenta. » Chevillard perçoit dans l’écriture « des accents ducassiens » tant elle atteint une emphase singulière, un chant, un cri, un carambolage de sens, une concrétion d’images, une dimension fielleuse. Elle est portée par un souffle aussi noir que mélancolique. Les phrases se compriment en quelques mots, puis se détendent d’un coup, torrentielles. Les chapitres endiguent, refrènent, alternent les protagonistes, leurs discours, dialogues, silences. La ville y est un prolongement du corps et de l’âme humaine, à moins qu’il ne s’agisse du contraire et que tout finisse par se confondre en un singulier métabolisme. Ruelles-viscères ou avenues-neurones, places abdominales, squares poumons, boulevards de l’inquiétude… Mais aussi un corset qui maintient, contrôle, police, un instrument de torture qui isole, disloque, fracasse, anéantit.
S’il cite un nombre incalculable d’architectes, évoque leurs styles, intentions, utopies, paroles, Repila raille, remet en cause leurs prétentions et c’est plutôt à l’auteur des Villes invisibles, Italo Calvino ou encore à Borges qu’il rend ici hommage. « C’est l’environnement qui rend inapte. L’individu, lui ne l’est pas. »
Dominique Aussenac
Prélude à une guerre, d’Ivan Repila
Traduit de l’espagnol par Margot Nguyen Béraud,
Jacqueline Chambon, 272 pages, 22,50 €
Domaine étranger Citadelle du vide
mars 2019 | Le Matricule des Anges n°201
| par
Dominique Aussenac
En architecte nihiliste, l’Espagnol Ivan Repila élève un roman-poème au chaos contemporain. Sombre et viscéral.
Un livre
Citadelle du vide
Par
Dominique Aussenac
Le Matricule des Anges n°201
, mars 2019.