Avec une poésie qui s’énonce du côté de l’évidence mystérieuse, et dont l’allure est inimitable – entre le matérialisme épicurien de Lucrèce et le parti pris des choses pongien –, Jan Wagner – né en 1971, l’une des voix majeures de la poésie allemande – nous invite à regarder le monde moins tel qu’il est que tel qu’il nous étonne.
Une poésie qui vivifie, avive. Tantôt tableaux vivants, tantôt natures mortes, chaque poème se présente comme une petite épiphanie de l’observation, le fruit d’un œil aussi sauvage qu’érudit. Un œil qui dépouille, met à vif, voit dans les prunelles, « des barbares embusqués, retranchés derrière leurs épines », ou dans des draps soigneusement pliés et entassés par piles dans les armoires, « des parachutes/avant un saut dont on ignorait la hauteur ». Poésie qui s’insinue dans la chair des choses à l’image de la faim s’insinuant dans la loutre « comme une main/se glisse dans un gant, impérieuse et exacte ». Qui nous entraîne dans la Venise de Canaletto ou compatit au blues des centaures – « où cesse le cheval, d’où part le cavalier ?/qui peut dire s’il est cheval ou cavalier ? » Qui se présente comme une sorte de répertoire du monde en forme de kaléidoscope. Qui réinsère la morille, les fleurs du chardon, un yack, des carpes koï, un clou ou des martyrs vus en peinture, dans le champ du visible. Mais un visible décrit non pas au moyen d’un pur savoir mais au fil d’une co-naissance dans laquelle le « je » est tout entier engagé. Le poème épouse ainsi l’étonnante étrangeté du réel, sa fuyante réalité, telle celle de ce hêtre rouge se dressant dans une prairie « comme une fable/le rêve d’un dormeur, un taj mahal//de lierre et de feuillage, une pagode embrasée,/un phare. » Ou alors, il renvoie le monde à son tranchant à travers une chasse au caïman ou les cimetières de Sarajevo.
Mais ce que ne cesse de mettre en exergue Jan Wagner, c’est la facilité qu’ont les choses à être ce qu’elles sont et autre chose, comme le montrent ses essais sur les clôtures, les serviettes ou les moucherons dont l’essaim devient « la pierre de rosette, sans la pierre ». Ces poèmes, ces traces frémissantes d’une approche singulière de l’originalité du monde, Jan Wagner les met en orbite autour de la citerne qui recueillait l’eau au fond du jardin de son enfance. Il le fait avec humilité et jouissance, humour, sens de l’épure et maîtrise des traditions poétiques. Avec donc tout ce qu’il faut pour conquérir les terres encore vierges de la sensibilité de ses lecteurs.
Richard Blin
Les Variations de la citerne,
de Jan Wagner
Traduit de l’allemand et présenté par Julien Lapeyre de Cabanes et Alexandre Pateau, Actes Sud, 128 pages, 16 €
Poésie Dans la nudité de l’ici
octobre 2019 | Le Matricule des Anges n°207
| par
Richard Blin
Poète du réel, Jan Wagner met le quotidien et le banal en équations sensibles. Une manière de redécouvrir le détail comme l’originalité du monde.
Un livre
Dans la nudité de l’ici
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°207
, octobre 2019.