Le Bonheur, sa dent douce à la mort - Autobiographie philosophique
D’abord, la question des titres, de tous les titres. Barbara Cassin est une femme titrée : directrice de recherche émérite au CNRS, médaille d’or 2018 du CNRS et, depuis cette même année, académicienne. Mais attention, si elle a tout, en apparence, d’une femme académique, ne l’enfermons surtout pas dans cette case. Il y a aussi, emprunté, à Rimbaud, le titre du livre. Il désarçonne un peu par son opacité poétique, qui contraste avec la transparence du sous-titre, « autobiographie philosophique ». Par ce choix inattendu, c’est comme si Barbara Cassin affichait d’emblée son indiscipline, son refus d’être assignée à cette seule résidence philosophique. L’intitulé, déjà, donne à penser. Ce livre, Barbara Cassin l’a composé avec l’aide d’un interlocuteur familier. Crédité sur la page de garde, son fils Victor Legendre aura été le confident des souvenirs que sa mère revisite. Sans être un livre d’entretiens (le fils est hors-champ, comme on dit au cinéma), cet ouvrage matérialise donc, par le propos rapporté, une relation d’affection à travers une récapitulation existentielle et intellectuelle. Car Barbara Cassin s’efforce – et cet effort singularise la démarche – de tenir ensemble « vivre-et-penser ». Les tirets sont pareils aux crochets entre les wagons d’un train ; ils maillent, ils attellent. Vivre-et-penser, c’est-à-dire l’intrication, l’emboîtement, l’insécabilité, pourrait-on dire, comme principe de réflexion « philosophico-vital ». Tout l’ouvrage raconte comment ces deux tenants s’influencent.
Si toute autobiographie est nécessairement reconstitution d’un point de vie (comme qui dirait point de vue), celle-ci comme tant d’autres trouve ses fondements dans la famille, ce noyau dur d’où germe peut-être toujours, modèle ou contre-modèle, l’essentiel : « Mon père m’a appris l’obsessionnalité et ma mère m’a appris l’hystérie (…). Lui n’arrêtait pas de commencer par ce qui n’était pas important. (…) Ma mère, en revanche, allait droit à l’essentiel, et le rendait contagieux, convaincant ». D’où l’attrait, sans doute, que Cassin porte à l’anecdote dans la construction de ce livre. L’anecdote, le détail, la petite phrase sont toujours des révélateurs de l’essentiel. Et l’essentiel, pour l’auteure, prend la forme de la multiplicité, de l’éclectisme : philosophie, poésie, traduction, philologie… Les noms propres aussi sont des vecteurs : Char, Heidegger, Lacan, Mandela, Ulysse le héros grec, Gorgias le sophiste, des rencontres de chair ou de papier qui font terreau d’une façon ou d’une autre. Un peu comme l’est par principe un dictionnaire, type d’ouvrage que Barbara Cassin affectionne particulièrement pour sa nature fondamentalement proliférante, cette autobiographie est donc un ouvre-boîte crânienne. Elle nous indique les entrées rhizomiques à l’intérieur d’une tête pensante. « Dans cette tentative de démêler les fils d’une autobiographie philosophique, il faut que je souligne comment l’essentiel tient à ce “tout est possible” » : cette insistance reviendra à plusieurs reprises, comme une autopiqûre de rappel. Cultiver le possible c’est, pour Cassin, maintenir l’ouverture en soi, en toutes circonstances, sur tous les plans qui font le millefeuille d’une existence.
Vie ouverte pourrait donc être le titre du film de son parcours personnel, comme il y a eu, à une époque, Ville ouverte de Rossellini… « Psychanalyse des concepts », défense et illustration d’une « identité ouverte » et d’une philosophie comme « espace ouvert », mais aussi, et peut-être surtout, éloge du sentiment amoureux comme disponibilité à la différence de l’autre, voilà ce qu’est cet exercice de récapitulation mémorielle. Et les plus touchantes pages de ce livre sont peut-être celles qui s’attachent aux derniers moments de la vie de son mari, Étienne. Où le « vivre-et-penser » s’éprouve comme jamais. « Une autobiographie philosophique peut bien être un chant d’amour ». Elle peut, oui.
Anthony Dufraisse
Le Bonheur, sa dent douce à la mort,
Barbara Cassin
Fayard, 244 pages, 20 €