L’immense écrivain John Berger n’appartenait sans doute à aucun territoire. Ou, peut-être, savait-il qu’habiter, depuis même Quincy (Haute-Savoie) où il s’installe au mitan des années 70, indique d’abord une façon de savoir regarder ce qui se passe aux marges, là où les murs se plantent et dévisagent, en l’écartant, celui qui n’a rien à faire là. Habiter, pour Berger, devenu tôt marxiste (hétérodoxe), ce fut peut-être ne jamais oublier que la dialectique de la lutte de classe frappe à sa propre porte. Cette fidélité tenace, pugnace, à laquelle il ne cessa de revenir pour la redéployer dans le passage du temps, comme une lutte intempestive capable de trouer l’aujourd’hui, toute son œuvre la questionne, y compris toute celle faite de cette matière écrite sur les œuvres d’art, les peintres pour beaucoup, mais aussi les photographes (son amitié avec nombre d’entre eux, l’artiste Joan Muñoz trop tôt disparu, l’œil de Jean Mohr avec qui il sillonne l’Angleterre pour écrire et saisir les images d’un médecin de campagne – Un métier idéal, 2009) et bien d’autres. Tous ces spectres mentaux dont se couvrent les toiles, le papier, les murs, les négatifs argentiques, Berger leur demandera ce qu’ils signifient en leurs images, ouvertes, obsédantes, taciturnes, insomniaques, dans « une culture où les plus démunis n’ont plus de visages ? ». Ce ne sera pas sa seule question, mais le poinçon central qui reviendra découdre le savoir-faire de l’écrivain, pour crever l’esthète qu’il ne fut jamais, et donner à voir le voir (About Looking, 1972), pour tous et à tous comme il le fit pour la BBC dans les années 70, et tout au long de sa vie. En témoignent notamment cet objet magique que sont les Portraits, John Berger à vol d’oiseau, ainsi que la réédition de Fidèle au rendez-vous, saisissant recueil de vingt-cinq articles (sur les mineurs de Knud Stampe, les nus de Renoir, un ours saisi par Mohr, une carte postale, sa mère, etc.) dont celui titré « Un tas de merde » – on ne résiste pas à en citer la première ligne : « Dans un de ses livres, Milan Kundera rejette l’idée de Dieu parce qu’il ne conçoit pas un Dieu qui ait pu créer une vie où chier serait une nécessité. »
Outre sa naissance dans le borough londonien de Hackney en 1926, il faut rappeler quelques-unes des traces persistantes qui ont jalonné la trajectoire de John Berger, tant tout s’entremêle dans cette ellipse formée depuis le vieux royaume britannique jusqu’aux territoires ruraux de la Haute-Savoie, lesquels nourriront les trois volumes écrits à partir de l’expérience partagée du monde paysan. Sur cette zone délaissée, quasi abandonnée, à l’exception des gestes de ceux qui ne la quittèrent pas, John Berger écrit, dans l’épilogue de La Cocadrille (deuxième volume de la trilogie, 1996) : « Le mot crédit, au lieu de se référer à une réalisation passée, ne se réfère dans la métaphysique du capital qu’à une perspective future. Comment cette métaphysique est-elle parvenue à donner forme à un système...
Arts et lettres Autoportraits dans l’atelier
Quatre ans après sa mort, deux livres de John Berger, splendides par leur exigence et leur écriture, confirment que, depuis Lascaux, les morts ne nous abandonnent pas, mais qu’« ils se cachent ailleurs ». A nous de tendre l’oreille.