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Traduction Rose Labourie

février 2021 | Le Matricule des Anges n°220

Baiser ou faire des films de Chris Kraus

Baiser ou faire des films

Après avoir consacré un an à la traduction de La Fabrique des salauds, c’est avec une impatience particulière que j’ai retrouvé la plume de Chris Kraus pour Baiser ou faire des films, récit intime dont l’auteur a puisé l’inspiration dans sa propre jeunesse. Le titre de la version française, bien éloigné de la poésie de l’original (Sommerfrauen Winterfrauen, littéralement « Femmes d’été femmes d’hiver ») et choisi par la maison d’édition, a le mérite d’être fidèle à l’esprit déjanté et ironique du texte. Baiser ou faire des films ? Au long des quelque trois cents pages de ce roman, le personnage principal qui a tout de l’anti-héros ne fait au fond ni l’un ni l’autre, se contentant de louvoyer entre deux femmes – une petite amie jalouse et mythomane ou une « sirène » aussi agaçante qu’irrésistible – et deux projets cinématographiques – un documentaire sur le pouvoir érotique des oreilles ou un film consacré à sa sombre histoire familiale.
Au milieu des années 1990, Jonas Rosen est un jeune étudiant berlinois envoyé à New York par son professeur de cinéma. Soufflé par le gigantisme et la démesure de la capitale, il découvre les multiples visages de la société américaine, des dealeurs d’Alphabet City aux millionnaires du National Arts Club en passant par les cercles d’expatriés allemands. Bien malgré lui, il se retrouve confronté à l’insupportable professeur Jeremiah Fulton et à la sémillante tante Paula qui convoquent pour lui les fantômes du passé, qu’il s’agisse des poètes de la Beat Generation ou de l’ombre menaçante de son grand-père nazi.
Baiser ou faire des films prend la forme d’un journal que Jonas rédige au jour le jour, à des tables de café, dans des rames de métro ou en rentrant chez lui au petit matin après une nuit passée à écumer les soirées new-yorkaises. On a donc affaire à une prose bien spécifique, truffée de références littéraires et cinématographiques, en apparence légère et désinvolte, mais en réalité extrêmement travaillée : aucun mot n’y est laissé au hasard, et chaque phrase est soigneusement rythmée. L’enjeu était donc de rester fidèle à l’humour et à la vivacité du style dans une traduction qui sente aussi peu l’effort que possible sans perdre l’efficacité de l’original. Il fallait également composer avec les mots, phrases et jurons américains qui émaillent le texte dans un dialogue constant avec l’allemand, et avec un argot typique des années 1990 qui ancre le récit dans une période donnée. Tenter de restituer cette oralité d’un autre continent et d’un autre temps en évitant l’écueil de l’artificialité et de l’anachronisme était l’un des défis de cette traduction.
Là où l’écrit intime peut vite tomber dans le monologue et l’uniformité, le journal de Jonas se révèle au contraire étonnamment diversifié et polyphonique : à ses propres anecdotes et commentaires se mêlent des poèmes, lettres, rapports officiels, scripts de film, et surtout de nombreux dialogues qui rendent les différents personnages singulièrement vivants. Parmi ces derniers, l’un des plus marquants est sans doute la fameuse tante Paula (qui n’est en réalité pas la tante du héros), juive originaire de Riga et expatriée en Amérique qui n’a que trop bien connu le grand-père de Jonas à l’époque de l’occupation nazie. Cette septuagénaire se distingue par un idiolecte original, mélange d’américain moderne, d’allemand bancal et de termes germano-baltes qualifiés par le narrateur de petits « cristaux de sucre » qui fondent sur la langue.
L’idiome germano-balte, né au sein de la minorité allemande des pays baltes et tombé dans l’oubli depuis le milieu du XIXe siècle, cher à Chris Kraus pour des raisons biographiques, était également présent dans La Fabrique des salauds : il se caractérise par une prolifération de diminutifs, par une grammaire bousculée et par un vocabulaire original aux multiples racines (bas allemand, letton, estonien, livonien, russe, polonais, suédois…). Dans la version allemande, l’auteur a fait le choix de conserver les termes germano-baltes tels quels, laissant au lecteur le soin de traduire en s’aidant du contexte. Afin que l’effet ne soit pas perdu dans la version française, il m’a au contraire semblé préférable d’y substituer d’emblée une traduction sans omettre d’en souligner la spécificité. Pour Baiser ou faire des films comme pour La Fabrique des salauds, il a donc fallu trouver des solutions au cas par cas en dépoussiérant notre langue à la recherche de termes ou expressions désuets, susceptibles de faire sourire le lecteur tout en réveillant chez lui une nostalgie oubliée.
Avec Baiser ou faire des films, Chris Kraus livre un roman à la tonalité radicalement différente de La Fabrique des salauds. On y retrouve bien sûr certaines des thématiques et obsessions qui lui sont propres : la question de la culpabilité, de l’héritage familial, des multiples chaînes qui entravent la liberté individuelle. Mais peut-être le véritable sujet de ce récit se trouve-t-il ailleurs. Au fond, de la première à la dernière page de ce journal, c’est avant tout de jeunesse qu’il s’agit. Celle de Jonas qui, à l’aube de sa vie d’adulte, est confronté à des choix qu’il ne cesse de repousser tant il les sent décisifs. Celle de tante Paula qu’elle regrette encore un demi-siècle plus tard, alors même que ses vingt ans ont coïncidé avec l’une des pires périodes de l’histoire de l’humanité. Celle, enfin, des années 1990, prélude de notre modernité, auxquelles Chris Kraus rend, dans ses remerciements, un hommage aux tonalités étrangement prophétiques à l’heure où sort la traduction française : « À l’époque malade qui est la nôtre, rongée par les inflammations politiques, par les tumeurs cérébrales que sont la guerre et les déplacements de population, ainsi que par une épidémie galopante de dictateurs, je souhaiterais expressément remercier les années 1990 d’avoir été cette décennie d’exception qui, sans être rayonnante de santé, fut une convalescence pleine d’espoir où, l’espace d’un moment, tout semblait possible. » Cet équilibre subtil entre humour loufoque et discrète mélancolie est, de mon point de vue de traductrice, la véritable réussite de Baiser ou faire des films.

* Rose Labourie a traduit entre autres Juli Zeh, Ferdinand von Schirach, Wolf Küper. Baiser ou faire des films paraît aux éditions Belfond (328 pages, 22,50 )

Rose Labourie
Le Matricule des Anges n°220 , février 2021.
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