Vu de France, l’Ibère est tourmenté. Son système nerveux, tendu comme une corde de guitare, le porte vers la rumination de la mort, l’esthétique du sang, le chorizo. Ses humeurs, à l’image de l’obscur duende célébré par Lorca, nous sont intraduisibles. Et il faut au lecteur français commencer par crever ce brouillard d’exotisme, épaissi par le choix de l’éditeur de ne pas traduire le titre espagnol, pour entrer sereinement dans Alegría (soit tout bêtement : « Joie »).
Manuel Vilas ne nous facilite pas la tâche. Si Ordesa (prix Femina étranger 2019), son premier livre, était celui du deuil, l’incipit d’Alegría nous promet certes une éclaircie : « Tout ce que nous avons aimé et perdu, que nous avons aimé énormément, que nous avons aimé sans savoir qu’un jour on nous l’enlèverait, tout ce qui, une fois perdu, n’a pas pu nous détruire, bien qu’ayant insisté en y mettant une force surnaturelle et cherché notre ruine avec cruauté et obstination, finit tôt ou tard par se changer en joie ». Suit, comme pour illustrer cette mue, le récit de la quête fébrile de la meilleure des chambres possibles dans un hôtel catalan, et que Vilas obtient de haute lutte après s’être trouvé déçu par deux autres : « la plus haute et certainement la plus belle de l’hôtel. La chambre idéale : grande, lumineuse, la plus élevée de l’immeuble. On voyait la mer au loin. Il y avait aussi une fenêtre dans la douche, d’où contempler Barcelone sous une autre perspective ». Mais l’on n’habite pas si impunément le monde, ni l’âge que l’on a. Alors que la chambre a rappelé à Vilas « Paloma », son premier amour avec qui naguère il vint à Barcelone, incidemment le lendemain, elle qui a lu Ordesa se signale à lui et l’aborde, émue. Las : « Sa beauté est partie à jamais ».
On l’aura compris, et il ne suffisait que de lire : la « cruauté » qui nous prive de « ce que nous avons aimé et perdu » finira tôt… ou tard. En attendant, elle appuie où ça fait mal, même quand nous retrouvons ce qui pourtant reste perdu, fût-il encore (plus ou moins) aimé. Ici, le lecteur réalisera la cruauté redoublée de l’auteur : celle avec laquelle il décrit, non sans humour, ces retrouvailles ratées, et celle aussi d’en destiner par avance le récit à Paloma qui, vieille pobrecita, le lira, a dû déjà le lire, à la sortie d’Alegría. C’est là toute la violence de cette obsédante et en abyme entreprise autobiographique, disons de bout en bout sa monstruosité et sa folie tragi-comique. Que Vilas nous entretienne de la qualité pitoyable si elle n’est pathétique de ses chaussettes, de la honte qu’enfant il éprouva lorsque son père, ruiné, dut vendre son auto, de sa cocasse fascination pour le verre de jus d’orange que sa femme lui prépare tôt chaque matin (« Elle le pose très exactement au milieu du frigo »), encore et toujours du deuil de ses parents qui pour lui n’en finit pas de finir, de ses propres enfants et de ce qu’il craint pour eux, et de tout ce que l’on voudra de banal, de commun, de quotidien jusqu’à la nausée, on traverse à le lire une infinie variété d’émotions, tristes ou joyeuses, graves ou rieuses, lassées ou enthousiastes, et surtout en sympathie avec lui ou au contraire agacées et même de rejet, tant il ne nous est jamais indifférent.
Parodions Vialatte : Manuel Vilas est irréfutable et irritant. Irréfutable, comme le sont la pauvreté, la honte, le fiasco, la maladie et la mort. Irritant, à nous assommer de ses deuils, du vieillissement, de la fatalité sociale, de la « Misère de l’homme » eût dit Pascal. Irritant aussi à constamment se plaindre d’« Arnold » ─ référence à Schönberg et ses Variations, façon pour Vilas de baptiser (le tic du duende) sa singularité pathologique : indubitablement souffrante, mais disponible à l’intrusion de la « force majeure » que Clément Rosset, Majorquin de cœur, nommait « joie », et sur le tard « la joie de vivre ». Joie très paradoxale puisque non pas « malgré tout », mais consistant en l’approbation inconditionnelle de la vie en son tout.
Au sujet d’« Arnold », le début d’Alegría évoque « l’ange de la mélancolie, qui s’est révélé être celui de la clairvoyance ». L’excipit, quant à lui, dit « La joie est venue me rendre visite ». Et c’est ainsi que Vilas est grand.
Jérôme Delclos
Alegría
Manuel Vilas
Traduit de l’espagnol par Isabelle Gugnon,
Éditions du sous-sol, 397 pages, 22,50 €
Domaine étranger Adieu, c’est toi que j’aime… plus
février 2021 | Le Matricule des Anges n°220
| par
Jérôme Delclos
Le sentiment tragi-comique de la vie, par l’écrivain espagnol Manuel Vilas.
Un livre
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Le Matricule des Anges n°220
, février 2021.