Segalen, poète de l’étoilement, agença durant sa courte vie les savoirs, les faisant rayonner en poétique, celle du Divers, comme celle d’une pensée de l’exotisme loin de toute complaisance aux habitudes coloniales d’alors. À chacune de ses expéditions, dans le Pacifique ou en Orient, il risquait d’épuiser son corps « expéditionnaire », mais pour en appeler celui, impalpable, imperceptible, et à venir, d’une écriture au squelette luminescent. La pugnacité, la persévérance et la recherche d’une joie conquise sur le pays du réel redéfinissent par rebond celles de l’imaginaire, l’espace du dedans et du dehors s’enchevêtrant inexorablement. La tâche que Segalen vouait à l’écriture la conduisait à devenir l’instrument immanent d’un rapport au monde que l’imagination seule n’aurait pu rendre à son exactitude. La traversée d’un « infini turbulent » (Michaux), Christian Doumet et Alexis Pelletier l’exposent jusqu’à dire la tresse d’épreuves (d’angoisses et de joies) que la vie de Segalen ne cessa de démêler et d’appeler à soi.
Christian Doumet et Alexis Pelletier, comment avez-vous, l’un et l’autre, rencontré cette œuvre ?
Christian Doumet : C’est Jean-Pierre Richard, alors mon directeur de thèse, qui en 1977 m’a suggéré de travailler sur Segalen. Il préparait alors les magnifiques pages qu’il lui a consacrées dans Pages Paysages.
Alexis Pelletier : J’ai découvert l’année de ma terminale Segalen, tout juste après le surréalisme et surtout André Breton. J’avais été profondément marqué par Clair de terre. J’étais curieux d’autre chose. Je suis tombé assez vite sur Pierre Jean Jouve. Et il se trouve que Jouve avait préfacé une édition de Segalen, qui comprenait Stèles, Peintures et Équipée. J’ai l’impression aujourd’hui que Segalen dépasse de loin ce qui peut séduire un adolescent ou un jeune adulte, l’image un peu romantique que le cliché du créateur véhicule. Quoi qu’il en soit, je suis toujours revenu de manière très régulière à Segalen. Au moment où je deviens professeur de français, le hasard veut d’ailleurs que ma tutrice soit Marie Dollé, l’une des spécialistes de Segalen.
Quelle sorte de saisie cette œuvre a-t-elle opérée sur vous ?
A. P : Je crois que c’est une œuvre qui m’a dérouté, qui m’a appris à aimer être dérouté. Je découvre progressivement les livres édités par Fata Morgana ou par les éditions Rougerie, particulièrement la première édition des Imaginaires chez Rougerie. Ce qui est le plus marquant pour moi, c’est l’impression qu’il y a toujours, simultanément, un grand sérieux et une mise à distance de ce sérieux. L’impression que l’écriture mêle intimement le récit et une sorte de lyrisme, tout en prenant ses distances avec ce qui la constitue. L’écriture de Segalen se remet en cause au fur et à mesure de son développement, comme celles de Michel Butor, Claude Ollier, Henri Michaux que je découvre alors. J’ai appris par la suite l’amitié entre Debussy et le jeune Segalen, assez troublé,...
Dossier
Victor Segalen
Le verbe à cheval
L’énergie que Victor Segalen déploya pour endurer la traversée des territoires inconnus de l’Orient fut égale à celle mise dans sa propre traversée de l’écriture. Une Équipée absolue dont témoignent les poètes Christian Doumet et Alexis Pelletier.