Si Lectrices et cætera pose bien la question de savoir s’il existe une « lecture féminine » et une « masculine », son auteur y répond ainsi, qui nous rassure : « Le sexe n’a rien à voir à l’affaire : lectures féminines et lectures masculines sont à la disposition de tous ». Ce faisant, il prend toutefois malicieusement le parti de la légèreté féminine contre la pesanteur masculine, soit celui de cette grande lectrice de « romans lestes » qu’était pour Sartre sa mémé, qui disait « Glissez, mortels, n’appuyez pas ! » contre son austère et très sérieux pépé : lui tout autant grand lecteur, mais qui ne supportait pas que sa femme perde son temps à lire ce qu’il considérait comme étant des frivolités. On se doute que c’est pépé qui aura influencé Jean-Paul devenu grand c’est-à-dire ennuyeux derrière ses lunettes, et d’ailleurs avouant s’ennuyer lui-même : « quand je lis, je ne rêve pas, je déchiffre ».
Toujours est-il que cette question du genre flotte comme un nuage rose et bleu au-dessus du livre de Michéa Jacobi, témoin sa structure : 26 miniatures peignant chacune le double portrait d’une lectrice et d’un lecteur d’époques, de pays, de conditions sociales et de parcours de vie très divers. On y croise des philosophes (Sartre, Nietzsche, Zambrano), évidemment des écrivain.e.s (Istrati, Woolf, Vargas Llosa, De Staël), deux saints (Ambroise, Origène), une nonne du XVIIIe siècle, « Anne de Jésus d’Albe », très inventive dans l’art de se faire bien mal, le conquistador Gonzalo Jiménez de Quesada, aussi féroce et criminel qu’il nous apparaît sympathique de chérir sa bibliothèque, la fille de Fragonard et son père qui l’immortalise en « Jeune fille lisant ». Mais ce sont surtout les humbles, les oublié.e.s de l’Histoire, qui nous touchent dans ces vignettes. Ainsi, dans le beau chapitre « Inégalité », « Douglass, Frederick, esclave autodidacte, 1818-1895 », et qui enfant apprit à lire et à écrire clandestinement, se sauva de son maître, puis s’installa dans le Massachussetts en homme libre sous une fausse identité. « Commença alors pour lui une carrière de journaliste qui le conduisit à collaborer à plusieurs publications, à créer la sienne et à produire plusieurs récits de vie ». Lui est associée par Jacobi la lectrice et auteure Julia Daudet, épouse du célèbre Alphonse qui, il fallait s’y attendre, l’exploite et puis l’éclipse.
Certains portraits sont émouvants, d’autres intrigants. Si Borges en est absent (mais il y a une aveugle, et une bibliothécaire), l’histoire de « Peek Kim Lawrence, lecteur prodige et indistinct, 1951-2009 », est celle d’un lecteur à la mémoire totale (il peut lire en un temps record tout un dictionnaire et en réciter, des décennies plus tard, n’importe quelle entrée à la virgule près), et qui rappelle le fameux « Funès ou la mémoire » de l’écrivain argentin. Pour Kim Peek, ses lectures forment « un ensemble indistinct », il est hermétique à la métaphore ou au sens d’un proverbe, sa mémoire absolue n’est que photographique. Jacobi a lié son histoire avec celle de Pamphila, historienne romaine du Ier siècle après J.-C. Du monument de ses écrits, il ne reste plus rien. Pourquoi l’associer à Kim Peek, « autiste savant de Salt Lake City » ? C’est qu’un jour, lui qui, sans que l’on sache comment, a entendu parler d’elle, réclame à la lire : « Il n’est avide que d’actes, de dates et de noms. Il va trouver son bonheur dans les trente-trois livres de la somme de Pamphila. L’œuvre a hélas disparu et l’on ne fait lire au pauvre Kim que des atlas et des recensions de hit-parade ».
L’effet le plus massif de Lectrices et cætera est le plaisir : celui de lire des histoires de lectrices et de lecteurs, si loin de nous et pourtant si proches en un sens. On y apprend aussi que lire n’est pas que ce que l’on croyait, comme on le voit avec « Lenormand, Marie-Anne Adélaïde, dite Madeleine, voyante, 1772-1843 », qui lisait non pas dans un livre comme vous et moi, mais « dans le jaune d’œuf », pour lequel un alphabet nous manque, sans parler du marque-page.
Jérôme Delclos
Lectrices et cætera
Michéa Jacobi
La Bibliothèque, 202 pages, 17 €
Histoire littéraire Doubles mixtes
juin 2021 | Le Matricule des Anges n°224
| par
Jérôme Delclos
Michéa Jacobi nous donne à lire des histoires
de lectrices et de lecteurs… de livres, et aussi d’autres choses.
Un livre
Doubles mixtes
Par
Jérôme Delclos
Le Matricule des Anges n°224
, juin 2021.