Nous la connaissions comme une cinéaste majeure d’une extrême liberté aux films inclassables entre fiction, cinéma expérimental et documentaire, mais beaucoup moins comme écrivaine. Deux récentes rééditions de Chantal Akerman s’obstinent heureusement à pallier ce manque avec la publication de Ma mère rit (L’imaginaire/Gallimard, 2021) et Une famille à Bruxelles que L’Arche republie. Dans une langue mue par une quantité impressionnante d’associations libres, Akerman trace des liens intimes entre une mère et sa fille affectées par la maladie du père. La fille d’une rescapée d’Auschwitz, née en 1950, écrit comme on pense à voix haute, reliant les paroles et les non-dits au sein d’une famille bouleversée par une mort imminente.
Le deuxième récit de Chantal Akerman s’ouvre sur « une femme qui vient de perdre son mari », observée depuis une fenêtre. Dans ce qui prend rapidement la forme d’un huis clos familial, personne ne sera jamais nommé comme si le plus familier, le plus intime, ne pouvait que se dissoudre dans des pronoms qui n’appartiennent à personne : « un mari », « une femme », « une fille », « la fille qui a des enfants, un mari et une voiture » et « la fille qui n’en a pas ». Entre la mère et la fille, les narratrices s’alternent sans jamais se confondre et parfois « on » réunit tout le monde : « c’était le silence qui était devenu doux et chacun était dans ses pensées et personne ne demandait à quoi tu penses et on se sentait intime ». Les voix s’entremêlent sans forcément qu’une parole soit prononcée et les gestes s’imitent sans le savoir : « les mains croisées derrière le dos comme son mari, elle oublie de parler et elle sifflote sans son comme son mari et ses mains aussi elles ressemblent aux mains de son mari ».
À sa mère qui demandait pourquoi elle la filmait, elle, dans son dernier film No Home movie, elle répondait : « mais je filme tout le monde, maman. Évidemment, toi plus spécialement que les autres ». L’œuvre de Chantal Akerman, qui s’est donné la mort en 2015, est traversée par la question de la filiation maternelle, l’impossibilité à nommer l’innommable et à transmettre son histoire (sa mère est la seule de sa famille à être revenue des camps). La dégradation de la santé du père d’Une famille à Bruxelles, perdant peu à peu le langage à la suite d’un AVC, vient mettre en péril le fragile équilibre familial. Mais c’est toujours autour de la parole, souvent la nuit pendant des insomnies, que la mère et la fille se retrouvent ou au téléphone lorsque la mère a besoin d’entendre sa fille dire qu’elle cuisine pour lui redonner de l’appétit. Le père à qui on « avait conseillé de lire les journaux pour rester en contact avec les mots » s’absente de plus en plus. « Je reste là comme si un bout de phrase manquait et un bout de phrase manque », déplore la mère à la « mine de papier mâché ».
La réalisatrice de Je, tu, il, elle compile un nombre limité de mots et les reprend inlassablement, comme une enfant raconterait une histoire, à coups de « et puis », sans jamais s’arrêter. Ritournelle bien plus mélancolique que joueuse : « Elle pense beaucoup à sa fille qui pense trop, elle pense beaucoup à elle parce qu’elle pense trop, cela lui donne des soucis surtout quand sa fille se met à parler trop et ses paroles viennent de ces pensées elle se met à parler trop et trop vite ça vient de ce que ses pensées vont trop vite tellement vite que ce n’est même plus une pensée et après ça elle se met à aller très mal et puis il n’y a rien à faire d’autre qu’attendre que ça passe et qu’elle se remette à penser normalement (…) ». Comme elle le disait de son cinéma, l’écriture de Chantal Akerman est une expérience du temps qui passe où les longues phrases miment les heures d’inquiétude. Mais c’est aussi la certitude que parler, c’est être encore vivant.
Flora Moricet
Une Famille à Bruxelles
Chantal Akerman
L’Arche, 96 pages, 14 €
Domaine français Parle avec elle
avril 2022 | Le Matricule des Anges n°232
| par
Flora Moricet
Dans une langue très vive, Chantal Akerman, décédée en 2015, explore la parole et les silences qui unissent une mère et sa fille meurtries par le deuil.
Un livre
Parle avec elle
Par
Flora Moricet
Le Matricule des Anges n°232
, avril 2022.