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Domaine français Sans que la nuit remue

juin 2022 | Le Matricule des Anges n°234 | par Jérôme Delclos

Se confrontant à l’ignominie des bourreaux, Jean-Michel Espitallier nous offre un grand moment éthique de littérature.

Nul écrivain averti ne touche à l’ignoble sans trembler. C’est qu’il voit bien les pièges auxquels s’expose le récitant du meurtre de masse, de la torture et du viol érigés en système : le pathos facile, le voyeurisme, une esthétisation pour le moins déplacée. L’obscène. En ces parages, le beau style lui-même est suspecté ; l’auteur se regarde écrire, et c’est juché sur une pile de cadavres qu’il recherche l’effet. Quant à la fiction, elle est accusée de contrevenir à l’Histoire autant qu’à la mémoire : devant un charnier, on ne brode pas un napperon.
C’est sous une forme très pensée que Jean-Michel Espitallier relève le défi. Cent « images » numérotées – relations strictement factuelles à partir de photos ou de vidéos d’exactions – et alternées avec des extraits de témoignages de « tueurs » dans des guerres récentes et dix-sept pays, « c’est-à-dire n’importe où ». L’ensemble, aux deux bouts de ce texte de part en part éprouvant, est serré entre deux autres séries de citations, elles d’écrivains, de philosophes, de poètes, etc., pour tenter d’encercler ce gibier fuyant qu’est le mal radical, « radiciel » comme Kant le qualifiait contre Rousseau : à la racine inextirpable de l’homme. Les deux premières sections, « Cahier des charges » et « Méthode » qui préparent « Tueurs », font signe, dans leur froideur clinique, vers l’effroi sidéré que suscite en nous le caractère administratif, mécanique, parfois industriel, des crimes que dépeignent lesdites « images », atrocités perpétrées par ceux – militaires, mercenaires, miliciens, SS des Einsatzgruppen – dont les confidences ou aveux ne contiennent ni regrets ni remords, expriment même parfois la satisfaction du travail bien fait, et pourquoi pas la joie. « Un convoi d’enfants… Qu’est-ce qu’on s’est amusés », ou encore « je peux te dire que ça a giclé ! Ça, c’est marrant ».
Une citation du photographe de guerre Don McCullin, qui ouvre la partie « Méthode », donne au livre son intention. « Ce que je veux, c’est montrer l’atrocité de la guerre mais que le lecteur regarde et qu’il soit mal à l’aise. Cela passe par la composition. » Poète et musicien, Espitallier s’y entend certes en composition, et il cherche assurément notre malaise, qu’il trouve à plusieurs degrés sur l’échelle de nos réactions et réflexions à le lire. Tout d’abord, c’est une évidence, à devoir endurer durant des pages la gamme des innombrables procédés pour humilier, tuer, démembrer, tourmenter, violer, « traiter » des personnes comme des « cafards », des « formulaires », des « pièces » ou des « bouts de bois », autant de synonymes dans la langue des génocidaires. Ensuite, à éprouver un accablement d’imagination qui nous ramène toujours à nous-même, une empathie avec les victimes où nous frémissons surtout à l’idée que nous pourrions, ou bien nos proches, être à leur place. Ou à celle du badaud présent dans un angle, celui qui assiste à la scène sans agir ni protester. Enfin, et c’est bien là le malaise le plus troublant, provoqué en effet par la composition glacée : se trouver comme anesthésié par la répétition infernale d’une ignominie dont on s’attendrait à ce qu’elle nous fasse interrompre la lecture, et en pleurs. Non, on s’habituerait presque, on se porte aux détails – « Regarde comme ça brûle, la peau » – on s’interroge sur ce qui a précédé l’instant où soudain tout bascule, et sur la suite.
À force, et c’est qu’une digue en nous se sera rompue, on ne sait même plus ce qu’à proprement parler on regarde. Le meilleur talent d’Espitallier est de nous placer face à ses vignettes ou miniatures depuis un point de vue incomplet, ou douteux, figé sur une sorte de balcon au bord de la dévastation. Parfois il ne se passe rien, mais nous savons pourtant que tout va se précipiter d’une minute à l’autre. « Image n° 46/Sur une route en terre battue, des miliciens ont dressé un barrage avec des pierres, des planches, de gros bidons. Ils sont armés de machettes, couteaux, lances, bâtons, massues, casse-tête, tringles. Ils vérifient l’identité des automobilistes qui sont contraints de s’arrêter. Ils sont surexcités.  »
Le livre refermé, sentez-vous ce grand vide ? Un silence, comme on dit fracassant ? Bien moins que celui qu’évoque Robert Antelme cité par Espitallier à l’avant-dernière page. « On peut brûler des enfants sans que la nuit remue. »

Jérôme Delclos

Tueurs
Jean-Michel Espitallier
Inculte, 180 pages, 14,90

Sans que la nuit remue Par Jérôme Delclos
Le Matricule des Anges n°234 , juin 2022.
LMDA papier n°234
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