Follement inactuel, Hubert Haddad (né en 1947) se coule dans l’immortelle peau d’un poète baroque, volontiers érotique et satirique : Marc Papillon de Lasphrise (1555-1599). Après avoir guerroyé, retiré en son château dévalué près d’Amboise, Papillon, dont la « couenne de preux (…) était comme un portulan des mers du sang », recueille une fillette, prétendument sa fille, qui meurt trop tôt. Il ne lui reste plus que ses livres et ses « bouts-rimés (…) en grand maréchal des muses », dont il ne cesse de peaufiner l’édition définitive.
Est-ce l’effet de quelques vers : « Une plume à ma veine trempée / Scelle un contrat d’immortalité » ? Sous les traits d’un indigent surgi de la neige, grâce à « l’invocation d’une puissance diabolique », le pacte est-il scellé ? En tout cas la mort est endiguée, du moins tant que la postérité n’accordera pas sa reconnaissance à l’œuvre de notre poète.
Maintes aventures picaresques émaillent le parcours plus que séculaire du héros de L’Invention du diable. Le dernier à le reconnaître est un vieil oiseleur. De taverne en taverne, il devise avec le poète Voiture, est reçu parmi les Précieuses, où son style poétique paraît fort désuet. Un séjour aux galères, un enrôlement dans les guerres de Louis XIV : il réchappe dix fois à une mort impossible. Errant sur les chemins, ses amours vont et viennent, dont la bohémienne Elfida, qui vieillit avec effarement face à l’immuable Papillon, dont Pulchella qui « l’aimait dans l’écart des siècles ». Ce qui ne l’empêche pas de rêver encore à sa « Nouvelle Inconnue », toujours différente. Emprisonné à la Bastille en hôte choyé, il côtoie un sculpteur aussi talentueux que criminel et un marquis où l’on devine Sade. Intégrant un « petit théâtre forain », il parcourt la France au temps de la guillotine révolutionnaire. La Commune de Paris et l’Occupation, où l’on brûle les livres, sont pour lui un insupportable théâtre, dont il se cache parmi soupentes et recoins. Traquant sans cesse dans librairies et bibliothèques telle mention de son œuvre, son recueil oublié toujours en main, il constate, amer : « la langue s’était simplifiée et décantée de ses tours et saveurs d’autrefois ». Son livre « était d’un autre langage, vrai baragouin, magma d’idiomes », ce qui est également à lire comme une métaphore du roman d’Hubert Haddad. Aussi l’évolution de la poésie est-elle un autre thème de cet ouvrage, lorsque Papillon voit passer ceux qu’il approche ou feuillette : Malherbe, Boileau, Chénier, Hugo, Baudelaire…
Si la première partie, soit la vie réaliste du personnage « à la face sabrée et couturée », hésite à trouver son rythme, l’élan narratif et le suspense attisent la curiosité du lecteur dès le premier dépassement temporel, car le bonhomme conservant son apparence et son langage devient de plus en plus une sorte d’étranger métaphysique, sans oublier un regard aiguisé et désabusé sur les convulsions de l’Histoire.
La biofiction commence comme un roman historique haut en couleur, nourri de tableaux vivants impressionnants. Bien vite, il se mue en roman fantastique se jouant des époques, qu’une écriture charnue et sensuelle rend magnétique. Non sans que le pastiche du style et du vocabulaire baroque du XVIe siècle n’enjolive la prose poétique, même si parfois un peu trop chargée. La réécriture du mythe de Faust est brillante, originale.
N’est-ce pas là un apologue ? Se moquant de la quête d’immortalité des hommes, une leçon morale surgit, car une telle condition n’aurait rien d’enviable : « Que valent jours, mois et années pour l’insensé qui, ajournant son Salut au profit d’une hypothétique gloire, se sera lui-même condamné à la survivance ? » Demeurant en un « archaïque isolement », Papillon de Lasphrise réhabilite paradoxalement la fugacité de la vie.
Thierry Guinhut
L’Invention du diable
Hubert Haddad
Zulma, 320 pages, 21,70 €
Domaine français Mémoire d’un immortel
septembre 2022 | Le Matricule des Anges n°236
| par
Thierry Guinhut
Entre fresque historique et destinée poétique, L’Invention du diable, le roman fantastique d’Hubert Haddad.
Un livre
Mémoire d’un immortel
Par
Thierry Guinhut
Le Matricule des Anges n°236
, septembre 2022.