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Domaine étranger En noir et blanc

octobre 2022 | Le Matricule des Anges n°237 | par Etienne Leterrier-Grimal

Publié en 1982, Récitatif est la seule nouvelle de Toni Morrison : un texte expérimental qui plonge aux cœurs des enjeux théoriques de son œuvre.

Elles sont deux petites filles dans un orphelinat, l’une a la peau blanche et l’autre noire. Twyla et Roberta partagent une même chambre, et une condition d’enfant incrédule face aux multiples appréhensions du pensionnat, une solidarité de sœurs face à la solitude et aux mauvaises notes, face aux brimades des « grandes », ou face à la principale surnommée « Bozo le Clown » – figure tutélaire d’un Eden originel qui annonce déjà tous les faux-semblants du monde. Chacune a une mère, un peu tordue à sa manière, l’une danse tout le temps, l’autre, au contraire, est malade depuis des mois. Sœurs de dortoir, union des contraires : « poivre et sel », comme elles disent. La nouvelle égrène les différents moments de deux vies parallèles, où les souvenirs sont parfois tendres, parfois hostiles, et les rencontres toujours séparées de plusieurs années, comme le récitatif à l’opéra sert de suture aux différentes airs. Il y a cette musicalité, maintes fois remarquée, dans la prose de Toni Morrison, dont un texte fut adapté en opéra, Margaret Garner, en 2005.
Récitatif est donc un récit d’amitié, en même temps qu’une peinture sociale. Car entre-temps, dans l’Amérique des années 1960-1970, la question raciale est à l’ordre du jour, et elle déteint forcément sur l’histoire des deux femmes. Lorsque la mère de Roberta refuse de saluer celle de Twyla. Lorsque Roberta elle-même traite Twyla avec condescendance, un jour au restaurant, alors qu’elle est en route pour un concert de Jimi Hendrix, que Twyla ne connaît pas. Ou dans les moindres indices connotatifs disséminés dans le récit : nourriture, habits, lieux, mots utilisés… La sororité des débuts est ainsi mise à l’épreuve par les circonstances : « tu sais comment ça se passait à l’époque, noir-blanc », s’excusera plus tard Roberta. Récit d’une amitié imparfaite d’être poreuse aux préjugés de races qui minent l’Amérique des années 1950, Récitatif mêle grande et petite histoire. Et l’on pourrait tout à fait lire Récitatif pour ce simple récit d’enfance et de passage à l’âge adulte, avec son lot de rituels obligatoires qui jalonnent la vie de deux femmes de la classe moyenne, dans l’Amérique de la seconde moitié du XXe siècle.
Cependant, la nouvelle, depuis le début, n’a volontairement pas élucidé une inconnue : laquelle de ces petites filles est noire, laquelle est blanche ? Est-ce Twyla ? Est-ce Roberta ? Là se trouve le cœur expérimental de la nouvelle, véritable écho à l’essai théorique de Toni Morrison publié pourtant dix ans plus tard, Playing in the dark (1992), une brillante analyse de la façon dont la littérature, notamment américaine, véhicule des archétypes raciaux, validés par le lecteur selon un processus implicite qui assigne Blancs et Noirs à certains rôles, à certains lieux, certains objets, certains stéréotypes. Récitatif, à l’opposé, joue le jeu d’une indétermination que le lecteur se verra forcé de remplir, appliquant ses propres clichés à sa guise. Toni Morrison, au contraire, se donne pour objectif de ne pas expliciter les codes raciaux d’un récit où la question raciale est pourtant omniprésente, du fait du contexte. Un seul exemple : le fait que Twyla ne connaisse pas Jimi Hendrix implique-t-elle qu’elle est blanche puisque ce guitariste est noir ? Mais Jimi Hendrix n’est-il pas justement le musicien du cross-over racial, tout aussi voire plus connu des Blancs que des Noirs, ce qui justifierait l’agacement de Roberta ? « À vous de décider », conclut, goguenarde, Zadie Smith, dans une postface impeccable, qui élucide toutes les chausse-trappes interprétatives dont la nouvelle est truffée. Et où le lecteur n’est pas seul à se trouver dérouté puisque parmi les souvenirs communs entre les deux femmes, Twyla et Roberta, émerge celui des brimades qu’elles ont toutes deux infligées jadis à Maggie « Bozo le clown ». Bozzo était-elle noire ? était-elle blanche ? On ne se souvient plus : « elle était si vieille, et ne pouvait pas parler », trouve Roberta en guise d’excuse tandis que Twyla se demande comment elle a pu frapper une Noire (en déduit-on qu’elle est noire elle-même ? ou qu’elle est blanche ?). Comme Hendrix est la figure, racialement œcuménique, du génie, Bozzo est ainsi la figure ni noire ni blanche de la victime, prenant les deux filles au piège à leur tour, et montrant combien est infiniment habile ce petit texte qui place chacun face à ses propres réflexes de catégorisation.

Etienne Leterrier-Grimal

Récitatif
Toni Morrison
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Christine Laferrière
Christian Bourgois, 105 pages, 14

En noir et blanc Par Etienne Leterrier-Grimal
Le Matricule des Anges n°237 , octobre 2022.
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