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Traduction Thierry Gillybœuf

novembre 2022 | Le Matricule des Anges n°238

Poèmes, de Herman Melville

C’est une longue histoire. Au reste, je suis incapable de dire à quand elle remonte. Ni ce qui en a été l’élément déclencheur. Il se trouve que Melville est une obsession. J’ai lu Moby Dick quand j’avais une dizaine d’années, dans une version « pour la jeunesse », autrement dit une version dont on avait expurgé la dimension téléologique pour n’en retenir que la trame de la chasse. Un Moby Dick ne contenant pas, par exemple, le chapitre « Cétologie » qui est peut-être le pivot du livre. Autrement dit, pour moi, à cet âge, Moby Dick, c’était comme Croc-Blanc de Jack London ou Le Grizzly de James Oliver Curwood : un récit d’aventure haletant où l’homme s’affronte à l’animal. J’en suis resté longtemps à cette version. Il s’écoulera une vingtaine d’années avant que je lise Moby Dick dans son intégralité, livre auquel je reviens depuis sans lassitude et qui est de ceux qui modifient l’axe de rotation d’une vie.
Et je me suis enfoncé dans le continent melvillien à compter de cette première vraie lecture de Moby Dick. J’ai lu tout ce qui avait été traduit en français, absolument tout. Et j’ai longtemps tourné autour des poèmes. En particulier des Tableaux et aspects de la guerre qu’avait traduits Pierre Leyris, et les quelques poèmes de John Marr qui m’intriguaient. Car si on ne pense pas à Melville comme poète, il est pourtant l’exact contemporain d’Emily Dickinson et de Walt Whitman, et avec eux, il a porté la poésie américaine sur les fonts baptismaux. Sans compter qu’il se sera consacré à la poésie pendant les trois dernières décennies de sa vie quand sa carrière de romancier n’aura duré que dix ans.
Je ne comprenais pas pourquoi, par exemple, Pierre Leyris n’avait pas traduit l’intégralité des Tableaux et aspects de la guerre, le choix opéré, qui représente un peu moins du quart du recueil, n’étant pas à même de restituer l’ampleur de ce livre, qui est l’un des chefs-d’œuvre méconnus de Melville. Le cataclysme de la guerre de Sécession, première guerre moderne, avec ce que cela suppose de démesure dans l’horreur et d’« efficacité » mécanique, offre à Melville la possibilité, une fois encore, de laisser libre cours à cette énergie débordante et dévorante qui irrigue son écriture. Avec ces Tableaux et aspects de la guerre, il ne propose rien moins qu’une Iliade américaine, le long poème Clarel (plus long que le Paradis perdu ou La Divine Comédie) étant son Odyssée. Je ne comprenais pas davantage que personne ne se soit attelé à John Marr qui est un autre chef-d’œuvre, ultime retour – hanté – de Melville à la mer. Ce recueil de la déréliction se lit comme une réflexion métaphysique sur une Nature non pas hostile à l’homme mais, tel l’océan dépourvu de mémoire et de conscience, indifférente à sa destinée et à ses entreprises.
Au terme de deux décennies de traduction, je ne m’explique toujours pas ce genre de lacunes. Manque de curiosité ? Ignorance ? Ou une erreur de jugement, qui aura tenu pour anecdotique une œuvre poétique, qui, si l’on excepte ce colosse qu’est Clarel, ne représente que trois recueils, un quatrième laissé à l’état de manuscrit à sa mort, et des poèmes épars. En bon larbaldien, je me sens toujours, en termes de traduction, une âme de passeur-défricheur.
J’ai commencé à entreprendre cette traduction dans mon coin, il y a quelques années déjà. J’ai procédé de façon méthodique. La construction de chaque recueil s’imposant comme une évidence qui crée une dynamique, une tonalité propres à chacun, il n’était pas question pour moi d’attaquer un nouveau recueil que je n’aie entièrement terminé le précédent. Melville est contagieux. On se sent gagné par une forme de fièvre quand on le traduit. C’est une langue bandée comme un arc, d’une complexité envoûtante qui happe le lecteur. Je travaillais par plongées, comme en apnée, avec des moments de répit, de relâchement, pour faire « refroidir » le texte, et après l’équarrissage, le travail au burin et au ciseau, entreprendre les finitions, le polissage. C’est une matière qui résiste jusqu’au bout, et je n’ai jamais autant ressenti la dimension physique de la traduction qu’avec Melville.
J’avais d’abord envisagé de publier chaque recueil séparément, et comme une sorte de contrainte oulipienne, à chaque fois un éditeur différent, ce qui, il faut bien le reconnaître, n’était pas le meilleur moyen d’assurer la visibilité d’une poésie dont je tenais à faire découvrir la richesse déconcertante. Face aux difficultés auxquelles je me heurtais à chacun de mes démarchages auprès des éditeurs, je n’imaginais pas, à ce moment-là, qu’un tel livre fût possible, qui, à l’exception de Clarel, regrouperait les poésies complètes de Melville. Il me faut en raconter la genèse.
Invité dans une émission sur France Culture et interrogé au débotté sur le chantier auquel j’étais attelé sur le moment, j’ai évoqué mon désir et ma volonté de traduire l’intégralité de la poésie de Melville. Quelque temps après, j’ai reçu un coup de téléphone de François Heusbourg me demandant chez qui je comptais faire cela. Je lui ai répondu que c’était un projet qui, pour l’heure, n’avait pas d’éditeur. Il m’a répondu : « Tu viens d’en trouver un. » Il aura fallu trois années pour mener ce livre à son terme, sans compter les quatre ou cinq années précédentes, où j’ai travaillé de façon plus « diluée ». Cette traduction s’est enrichie d’une relecture minutieuse de François Heusbourg, Nicolas Marquet, Laura Navarro et Cécile A. Holdban qui m’a poussé dans mes retranchements et a nourri un dialogue exigeant autour du texte qui est un luxe de la traduction.
Il y a tout Melville dans ces presque deux cent trente poèmes, de Bartleby à Moby Dick en passant par Billy Budd ou Mardi. Et l’on ressort un peu hébété d’un tel livre quand il nous échappe définitivement. Je parlerais plutôt d’un manque que d’une dépossession. Mais ce livre est en réalité un commencement.
« Enfants de ma jeunesse heureuse,/ Quand Elle vivait encore avec moi, (…)/ Ne vous ai-je pas mis à l’abri du sinistre/ Larcin et de l’ignorance qui doivent consacrer/ Le triomphe de la Médiocrité/ Insincère et unanime ?/ Reposez donc, libres de tout outrage,/ Blottis dans les bras de la nuit confortable ».

* Poèmes (608 p., 39 ) paraît le 18 novembre aux éditions Unes.

Thierry Gillybœuf
Le Matricule des Anges n°238 , novembre 2022.
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