Walter Benjamin, en tête de crise
- Présentation Un flambeur dans l’incendie
- Entretien Courroies de transmission
- Bibliographie Bibliographie indicative
- Autre papier Sur Le Capitalisme comme religion
- Autre papier Walter Benjamin contre le <I>fake</I>
- Autre papier Le courrier de l’humanité
- Autre papier Taupes, tigres, Proust
- Autre papier La mélancolie à double tranchant
- Entretien Tentative d’épuisement de l’époque
Au début des années 80, je me suis plongé dans les volumes 1 et 2 des Essais de Benjamin traduits par Gandillac. Il y avait quelque chose d’enthousiasmant à lire, jeune homme, un auteur dont la pensée m’apparaissait visionnaire tout en s’exprimant dans une forme de délicatesse intellectuelle. Ses idées m’enchantaient en raison même du désenchantement que je croyais y trouver. Benjamin était celui qui, dès les années 20, avait relevé comme aucun autre les crises de la modernité devenues plus que jamais les nôtres : crise de l’art en perte d’aura et réduit à l’état de marchandise, crise du récit remplacé par l’information dominatrice, crise de l’expérience humaine noyée dans le temps productif et technique du capitalisme. Son examen critique d’un monde en voie de désolation me vaccinait contre les tentations des idéologies du progrès.
Mais Benjamin, comme tous les grands auteurs, est difficile, et sa pensée, plus complexe que ce que je croyais. Notre modernité a certes échoué (tout est dévasté : la terre, la vie, la justice, la paix, les individus eux-mêmes), mais l’inanité de l’idée de progrès doit-elle nous faire renoncer ?
Dans la bibliographie de Benjamin, il existe un livre assez marginal qui représente aujourd’hui pour moi une ressource très précieuse pour affronter notre époque. Il s’intitule Allemands (Éd. de l’Encyclopédie des nuisances, 2012) et consiste en une « série de lettres » empruntées à des correspondances diverses qui toutes appartiennent au XIXe siècle allemand. Benjamin, qui les a choisies, voit en chacune d’elles une brève (et grande) leçon d’humanité. Leurs auteurs sont des bourgeois épris de liberté et, osons-le dire, de vérité et de justice. Les sujets qu’ils abordent sont communs, presque banals : la mort d’un proche, une demande d’assistance, des félicitations, une amitié brisée. Or ce prosaïsme est exprimé dans une dignité de manières qui, au moment où Benjamin rassemble ces lettres, a disparu. Le fascisme ayant conquis le pouvoir hait l’idée même de liberté, d’égalité, de justice, de réconciliation des peuples ; ses valeurs sont la force, le sacrifice pour le parti, la soumission. Allemands est donc un memento des morts et des vivants : rappelons-nous ce qu’être humain veut dire. Ainsi l’ultime lettre du recueil, adressée en 1799 par le philosophe Schlegel à Schleiermacher qui fut son ami, jusqu’à ce que ce dernier portât un jugement trop sévère sur ses idées. Leur affection s’en trouva rompue. La lettre de Schlegel entérine la rupture, mais la manière de le dire est empreinte d’une telle émotion vraie que son destinataire pourrait en être touché. Pour ce qui s’est passé hier, comment pourrions-nous encore être amis ? Le monde est comme vide. Mais demain ? Si Benjamin est un penseur irremplaçable pour nous faire comprendre ce qui s’est défait, il est aussi un guide unique pour nous faire agir. Dans un monde vide, il y a toujours la possibilité de saisir une chance, de « sauver des situations...