Un livre

Shamane

de Marc Graciano

Editions Tripode

Avec Shamane, c’est la deuxième fois que Marc Graciano laisse de côté le Moyen Âge réinventé qui constitue l’espace habituel de son écriture faite de très longues phrases hypnotiques se développant sur tout un chapitre voire sur un livre entier. Comme cela avait été le cas dans Au pays de la fille électrique (Corti, 2016), cette décision soudaine de transplanter dans le monde contemporain son univers aussi mystérieux que matériel, aussi merveilleux que violent, nourris d’un vocabulaire recherché qu’il va puiser aux sources de l’ancien français pour mieux revitaliser la langue, ne va pas sans risque, elle a même quelque chose d’un pari expérimental.
Situer dans le lointain passé l’action lente, obsessionnelle de ses récits, semble couler de source. La description rituelle de gestes quotidiens – se nourrir, se chauffer, chasser, survivre dans une nature immense que l’homme ne domine pas encore de toute sa puissance industrielle – y trouve naturellement sa place, celle d’une réalité plus brute qui nous semble dès lors plus palpable. Dans notre époque virtuelle, redonner au monde matériel sa matérialité, à la nature sa puissance, n’est pas une évidence, d’autant qu’en revenant au XXIe siècle, Graciano est forcément privé de ces reluisants objets trouvés que sont les mots anciens – archaïques plus qu’archaïsants – qui font, si l’on peut dire, l’ordinaire extraordinaire de sa fiction. Mais notre homme ne manque pas de ressources et la lecture de ce nouvel opus démontre amplement qu’il n’a pas nécessairement besoin de mots surgis de la nuit des temps pour rester un grand styliste et que même le vocabulaire le plus courant peut, lorsqu’il est serti dans l’élan posé de ses phrases exhaustives, retrouver justement une matérialité inespérée.
L’héroïne de Shamane, d’ailleurs, même si elle vit dans un camping-car, ressemble beaucoup à celles de ses romans les plus ancrés dans le passé. Comme elles, elle est solitaire et débrouillarde et semble exister d’abord par ses gestes, toujours sûrs et précis, ceux d’une marginalité assumée, presque fière, et elle sait prélever directement dans la nature de quoi subvenir à ses besoins. Ainsi d’une scène de pêche, longuement décrite : « puis elle retire d’un coup sa main qui détient un poisson qu’elle a saisi derrière les ouïes et qui soubresaute beaucoup maintenant qu’il se sait pris, (…) puis elle observe le poisson, c’est une truite arc-en-ciel, c’est-à-dire une truite d’élevage, issue d’un lâcher par l’association des pêcheurs locaux lors de la dernière ouverture, et qui s’est très bien acclimatée, et qui s’est en partie ensauvagée, sans jamais pouvoir se reproduire, et qui a conservé un peu de son indolence d’origine, et qui a bien profité ».
La nature, ici, n’est donc plus tout à fait sauvage et ne saurait guère se prétendre « qu’ensauvagée ». Cela n’empêche pourtant pas ce roman d’évoquer une possible « liberté dans la montagne », pour reprendre le titre du premier livre de l’auteur. Cette nature, même bien peignée, garde de sa superbe et porte en elle, comme un envers inévitable, une menace latente : « mais elle entend bien les grondements du tonnerre qui font parfois un seul et unique claquement, un tonitruant coup de canon, et qui deviennent si incroyablement proches qu’elle croit que l’orage, animé d’esprit et de volonté, lui en veut personnellement ».
Son héroïne semble vivre en tournant le dos à ce que le monde moderne a de plus moderne, en une autonomie aussi parfaite que celle que lui offre son véhicule, réduit et organisé. Elle rencontre d’étranges personnages, pratique le yoga comme une horlogerie de précision, s’enivre toute seule ou fume un joint lors d’un improbable envol « astral » de son camping-car jusqu’aux confins de l’univers. C’est une vie simple qui nous est contée, mais qui recèle des éléments fantastiques et la possibilité d’un final macabre, car chez Graciano la paix n’est jamais assurée pour longtemps.

Guillaume Contré

Shamane
Marc Graciano
Le Tripode, 192 pages, 20 €