Gilbert Léautier, comme il aime à le rappeler, est un vieux croûton. C’est en outre un dramaturge prolixe et précoce ; fondateur du théâtre du Béguin à Lyon, il reçoit en 1969, à 24 ans, l’Oscar de la création des mains de Jean Vilar, fréquente Roger Planchon et Marcel Maréchal. Puis c’est vers l’écriture radiophonique qu’il se tourne ; ses pièces, diffusées par la Radio suisse-romande, obtiennent en 1986 le prix radio de la SACD. Mais la littérature écrite, celle qui « rend la diction belle aussi pour les yeux », il la découvre seulement aujourd’hui. Avec l’angoisse turbulente d’un écolier au tableau, il s’apprête à confier à son éditeur un troisième volume de textes brefs, à mi-chemin du chapitre et de la nouvelle ; des portraits, qui osent chercher leurs modèles dans les Cévennes austères et taciturnes, un peu rétives aux prunelles étrangères, alors que l’homme lui-même n’est pas de là : « Les écrivains cévenols de tradition se sont toujours revendiqués de leur parenté cévenole, comme Chabrol, et Chamson avant lui. Pour écrire sur les Cévennes, il faudrait être protestant et avoir des racines cévenoles sur trois ou quatre siècles. Ce qui m’interroge, c’est de savoir s’ils sont capables d’accepter que l’on soit ici tout en n’étant pas d’ici. »
L’homme semble découvrir en l’évoquant l’étrange rémanence du chiffre sept dans sa propre biographie : deux fois sept ans de théâtre, un septennat de radio, avant l’ermitage sur ces contreforts rocheux dont il tombe amoureux, « dans ce pays où les maisons ne sont pas sur le chemin, où chaque ferme est à l’écart, où pour se trouver il faut marcher la rencontre. » Et puis quatorze ans de chantier, pour redresser pierre à pierre une forteresse du XIIe siècle à demi écroulée, le cheylard d’Aujac, aux murs tout ébouriffés d’euphorbes. On y grimpe en suivant une petite route tracée au serpent ; le château se découpe enfin sur le ciel, disparaît puis réapparaît. On est entre le Gard, la Lozère et l’Ardèche. De la tour ronde on surplombe sept vallées. Sept vallées pour abriter quatorze années de silence. « Je n’étais absolument pas malheureux de ne plus écrire ; j’avais fait ce deuil de l’écriture, comme un couple se sépare. Je vis aujourd’hui mes secondes noces. Avec cette surprise, à 63 ans, de découvrir le livre en tant qu’objet, en tant que support de l’expression. Je renoue avec les transes, les émotions très sexuelles que procure l’écriture. » Ces retrouvailles, il les doit essentiellement à son éditeur, Yann Cruvellier, « ce garçon venu me réveiller », qu’il admire pour lui avoir révélé sa propre écriture. Une écriture de rocaille, de pierre sèche. Dense, solide. Poétique comme par accident. Avec des mots qui se tiennent les uns aux autres sans aucun autre mortier que le silence. « L’écriture théâtrale était plus dans la luxuriance des mots. J’ai remplacé cette volubilité par des silences. Peut-être parce que les gens d’ici sont des taiseux. » La présence de l’auteur, tout effacée de tendresse, est une ombre rapportée à la page. On s’étonne avec lui, nous lisant, lui écrivant, devant les impromptus du verbe, la beauté modeste de certains termes qu’on aurait presque oubliés, mots un peu caducs, un peu fossiles. « Pour savoir ce que sont les Cévennes, il faut les quitter./ Un matin, tu t’enfuis./ Un soir, tu reviens./ C’est dans la plaine que tu comprends./ Le plat t’ennuie tellement les yeux que tu jettes des cailloux en l’air./ Histoire de te sauver le regard. »
« Bâiller, pour eux, c’est déjà
un long discours ».
Réminiscence du théâtre, Léautier est fasciné par le langage imagé, ému par l’érotisme et la générosité de l’expression orale ; sa plume a de l’accent, parce qu’entre chaque ligne il la passe au « gueuloir ». Il ose manier le patois sans les guillemets. Et sans complaisance. « Assurément, ils ne sont pas causants, les gens d’ici./ Bâiller, pour eux, c’est déjà un long discours./ Au maximum de la joie, ils crachent par terre./ Au maximum du chagrin, ils hochent la tête./ Donnez-leur dix mots, ils vous en rendent quatre./ Avec eux, on est toujours en déficit d’un silence. »
Au terme de littérature « régionaliste », il dit préférer celui, inauguré par André Chamson, de littérature « originelle, c’est-à-dire impliquée dans un lieu, puisant ses sources dans un paysage ». Il admire Camus, qui voulait bien faire des portraits à condition qu’il y ait du ciel derrière les êtres. Mais le décor est de manipulation délicate, et son expression, soumise à un dosage précis de chair, de caillasse et de feuillage. Primauté est donc donnée à la parole, celle des gens de « pas-qu’un-peu » ; l’Albert, envoyé à l’hospice « pour y crever d’une indigestion de plafond » ; le Boromé qui se met à mesurer le temps en nombre de pipes, abandonné par sa femme qui s’ennuie jusqu’au frisson ; l’Yvonne, qui « n’use pas la phrase et te donne la langue au prix du grain quand c’est la famine » ; ceux qui, à force de recevoir des lettres de la ville, ont « l’impression d’être du mauvais côté du timbre ». Et les réfugiés, persécutés de tout bord, « dans ces montagnes mal terminées, sous ce ciel mal fichu »…
Chez Léautier, bien loin des prix qu’on court et des grand-messes médiatiques, tout est partage. Souhaitons-lui de rester toujours éberlué devant l’écriture. Souhaitons-lui aussi de trouver un jour les sept versants de la vérité ; il semble qu’il en détienne déjà au moins un, et un de pas-qu’un-peu.
Pour planter des arbres au jardin des autres et Pouvez-vous prouver que vous n’êtes pas un escargot ? de Gilbert Léautier, Éditions Alcide (11, rue Marc-Sangnier 30900 Nîmes), 130 et 122 pages, 10 € chaque
Zoom L’homme aux sept versants
novembre 2008 | Le Matricule des Anges n°98
| par
Camille Decisier
Figure notoire du théâtre et de la radio, Gilbert Léautier livre les deux premiers volets de ses portraits cévenols. Croquis d’un auteur devenant écrivain.
Un auteur
Des livres
L’homme aux sept versants
Par
Camille Decisier
Le Matricule des Anges n°98
, novembre 2008.