Assourdie, elliptique, manifestement sortie pantelante d’une lutte sans merci contre les conjurations du silence et du secret, la poésie qu’écrit Marie-Françoise Prager semble s’élever des ruines labyrinthiques de consonances sans accord. Fusion de points d’une névralgie magnétique, cri perpétuellement retenu, s’y esquisse l’envers légendaire d’une vie livrée à l’étouffement noir de la narcose - cette forme de torpeur pathologique ou d’engourdissement propre au sommeil artificiellement provoqué.
Où sommes-nous ? Dans quel monde ? Dans quel type de réalité ? De quelles souffrances, de quelles expériences, de quels enclavements sont nés les trois recueils, jadis édités par Guy Chambelland, formant l’œuvre : Narcose (1966), Rien ne se perd (1970) et Quelqu’un parle 1979) ? Nul ne saurait le dire car on ne sait rien de l’auteur. S’impose en tout cas une écriture qui happe, trouble, échappe. Qui fulgure à blanc, impose au poème son univers de perceptions tronquées, négocie l’immédiat bouleversé de ses envols immobiles contre le prestige sournois d’adoubements funèbres. « Je suis la morte / je suis le poème dans une tombe / l’objet / rêvant de rêver l’objet / je suis la morte de moi-même / je suis la morte dans mon poème ».
Poésie des limbes donc, de la mise en vertige des frontières de l’être et du non-être. « Chaque nuit une dose du poison du noir me mène vers le terme de transparence indivisible. » De frémissements chiffrés en enchâssements involontaires - « Par des actes non accomplis je suis responsable de ma présence » -, c’est à une sorte d’auto-dissolution hypnotique que nous assistons, à des renversements de signes, à des dédoublements, des échanges, des compénétrations d’identités occultes ou captives. « De lui et de moi les longueurs ne font qu’une / nous sommes la route momifiée ».
Spirale de reviviscences se refermant sur elle-même en cercles indéfinis, c’est un peu une phrase intérieure, faite d’indicible rendu concret, que nous donne à percevoir Marie-Françoise Prager. « Indivisibles des bulles vont toucher le dôme d’une cloche transparente, floraison baroque précipitée dans la substance du vide. »
Nuptialement figuré par une image d’ « écume sur la nacre embuée des coquillages ouverts », ce qui se dépose en ses pages relève de la logique du rêve, d’un univers où ne règnent ni le principe d’identité ni la règle de non-contradiction. Un monde où c’est la proie qui nous guette, où les morsures s’arrêtent « en rictus dans l’odeur des œillets », où « d’une erreur multipliée par une erreur semble dépendre une cause sublime ». Une façon d’inclure, « ce qui d’un mythe / en syllabes tremble encore / presque sans souffle », au relief de ce qui est défendu, au corps à corps du figuré et de l’infigurable. Une manière aussi de souligner la continuité - la contiguïté - de l’animal à l’homme. « De l’oiseau qui pourrait être un homme, qui osera toucher l’arête vive ? » Du cerf au cygne, c’est le même mirage aspiré vers l’intérieur. « Les yeux fermés m’habite / une bête héraldique / sommeil dans le sommeil / dans la fourrure interne / cruellement hiberne ».
Écriture aussi hallucinée que tactile, soumise au bon vouloir d’obscures puissances. « Je me fie (…) au filtre de ma densité funèbre, / aux doigts écartés de qui me cherche sous verre », la poésie de M.-F. Prager fait moins vibrer le sens que son halo. Tout en concision énigmatique, ce sont les coagulations enfiévrées du moi impersonnel qu’elle recueille. De l’inconsolé, de « l’exceptionnel monotone » avançant sur la corde raide d’une épouvante légère, dans la fidélité aux ombres d’on ne sait quel immémorial désir.
Narcose de Marie-Françoise Prager
L’Arachnoïde, 224 pages, 23 €
Poésie Concret est l’indicible
février 2009 | Le Matricule des Anges n°100
| par
Richard Blin
C’est couronnée de stupeur que vient à nous la poésie - à redécouvrir - de Marie-Françoise Prager. Une œuvre aussi fascinante que le mystère qui entoure son auteur.
Un livre
Concret est l’indicible
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°100
, février 2009.