Ce sont les années 70, Peau d’âne de Jacques Demy fait la une des cinémas, l’enlèvement de la pauvre petite Marie-Dolorès agite les médias, tandis que le château de Saint-Germain-en-Laye surplombe l’enfance, puis l’adolescence de la narratrice. De cette ville mal-aimée jaillissent tant de souvenirs, qui se présentent comme des esquisses au trait un peu affaissé d’être restées verrouillées trop longtemps. La lecture d’un exemplaire particulièrement onéreux d’Alice au pays des merveilles, le scandale de la voisine battue par son mari qui menace de se jeter par la fenêtre, la propreté impeccable de la place du marché : tout cela défile, selon une rigoureuse cartographie mentale qui dévide méthodiquement chaque rue. « Serait-il possible d’y venir pour la première fois, à nouveau ? De faire comme si, de tout effacer ? » Avec une neutralité feinte, Anne Savelli évoque cette enfant qui devient « la fille », sans prénom, sans caractéristiques particulières, juste celle d’attendre chaque soir dans la cuisine de leur appartement une mère célibataire. Car être issue d’une famille monoparentale, ce n’est pas rien quand l’on habite cette banlieue chic des années 70. De fait, la frustration et la colère font corps avec l’enfance de la narratrice – « comme me voit la ville comme rien comme le surnombre comme une domestique dans un coin de la pièce comme ce que la poussière emprunte au bois ciré comme ce que la part d’ombre vient voler au soleil ».
Les fragments de réminiscences alternent avec des informations factuelles, lesquelles à la manière d’un guide touristique nous mènent à travers la géographie, l’histoire et l’économie de Saint-Germain-en-Laye. Cette dernière devient tour à tour objet d’étude, havre mélancolique et lieu de souffrance. Le mélange des formes, des typographies et de la mise en page achève de dresser un portrait intime et distancié de cette ville condamnée à jamais à la périphérie. De ce compte-rendu ambivalent se détachent deux figures solaires : celles de l’institutrice Madame Perelli et de la bibliothécaire Françoise, auxquelles l’ouvrage rend hommage. Refoulant le mépris des familles bourgeoises, la solitude complexée de l’adolescence et un quotidien sans artifice et économe, les livres la sauvent.
Que dire donc de ces retrouvailles tardives avec une ville qui, à sa manière, est fondatrice ? Entre tentation de rejet et mélancolie pudique, Anne Savelli livre une élégie qui n’est pas sans se référer à ces lieux irrémédiablement perdus du patrimoine littéraire (Combourg, Combray, Paterson). L’originalité de sa composition, qui mêle fragments poétiques, anecdotes autobiographiques, paragraphes documentés, donne toute sa force au recueil. L’image qui s’en dégage, d’une intimité touchante, est une invitation au retour, quel qu’il soit. Qu’importe la déception finale (« dès la sortie du RER, ça pue le fric as-tu pensé, la phrase t’a sauté à la gorge, tu étais dans l’escalator le château allait apparaître quand ça pue a tout écrasé, ça pue la bourgeoisie »). Camille Cloarec
Saint-Germain-en-Laye, d’Anne Savelli
Éditions de l’Attente, 132 pages, 15 €
Domaine français Retour au pays natal
octobre 2019 | Le Matricule des Anges n°207
| par
Camille Cloarec
Trente ans après l’avoir quittée, Anne Savelli se replonge dans la ville de son enfance, le temps d’un recueil empreint de nostalgie et de frustration.
Un livre
Retour au pays natal
Par
Camille Cloarec
Le Matricule des Anges n°207
, octobre 2019.