Elles sont huit dont l’écriture échappe à toutes les réductions, à tous les cadrages, huit femmes, écrivaines et « folles » réunies sous une même couverture rouge : Sophie Podolski (1953-1974), Emma Santos (1943-1983), Agnès Rouzier (1936-1981), Raphaële George (1951-1985), Unica Zürn (1916-1970), Miriam Silesu (1975-1999), Mary Barnes (1923-2001), Anne Thébaud (1966-2007). Huit voix à (re)découvrir au fil des quarante extraits qu’a sélectionnés, dans l’œuvre de chacune, Muriel Richard-Dufourquet, extraits dont certains apparaissent sous leur forme manuscrite comme pour mieux mettre à nu le temps de leur écriture, donner à voir l’anatomie de leur tracé écrit, sa houle, ses boucles, son flux, ses cassures ou encore la façon dont il peut s’enlacer à des dessins.
Huit voix dont le timbre singulier, l’inflexion multiplement modulée témoigne d’une autre manière d’être. « Je ne suis pas un poète, mais bien un poème inachevé. Le tout est de savoir comment un poème inachevé peut achever un poème inachevé pour justement être un poème. » (S. Podolski). Des efflorescences de mots qui, défiant tout refoulement, disent ce à quoi la folie les confronte. À un maintenant toujours à reconquérir, à une peur qui n’est pas uniquement peur mais désir passionné de quelque chose de plus grand que tout ce qui la provoque. À un corps à corps avec la perte, la dépossession. À la déformation-assomption d’un réel qui n’est qu’expérience limite. « J’erre serpentueuse – suis-je diaphane ? J’aime me tordre. Tordez-moi. Enlacez-moi. »
La folie, c’est d’abord un corps sans cesse à refaire, à recoudre, à réinventer. « J’avais l’impression d’être vidée de moi-même, déchiquetée, puis recollée complètement de travers, formant une masse épaisse. J’étais affamée de moi-même. » (M. Barnes). Dans la déflagration de toute identité – « Je suis une foule qui erre » (A. Rouzier) ; « Je me sentais trop peuplée » (R. George) – ou depuis la précarité d’un Je toujours à la limite de l’épars, chacune donne chair à son angoisse, donne voix à l’inouï d’un réel mouvant. « Je traverse tout. La matière qui devrait m’arrêter n’est rien pour moi. Je passe à travers elle comme dans une chute. » (M. Silesu)
Écriture(s) tantôt en état d’urgence, tantôt en état d’errance. Qui accueille l’aveu – « Se détruire par les deux bouts, le réel et le rêve. » dit E. Santos ; « Ne se sentir vraiment vivre que dans la brèche, l’embardée, l’échappée. » concède A. Thébaud – ou qui nous plonge dans l’envers de l’envers : « La formule de la pisse de schizophrène est la même que la formule de la mescaline. » Ce qui n’empêche pas une forme de sur-lucidité quand il s’agit d’admettre la paix honteuse des neuroleptiques, ou de se révolter contre l’emprise du pouvoir médical sur le corps. Pour E. Santos, « sans psychiatre, il n’y a plus de fou, plus de comparaison », tandis que pour U. Zürn tout n’est pas à jeter dans la maladie. « Ma meilleure moitié veut, comme elle est sage et intelligente, que je reste malade pendant un bon moment encore parce qu’elle sait qu’on peut gagner quelque chose d’une maladie comme la mienne. »
Autrement dit, créer est aussi compliqué que vivre et « les mots n’empêchent pas de se cogner contre les murs » (A. Thébaud). C’est ce que nous disent ces textes à l’effet perturbant ou libérateur. Parce qu’ils naissent de l’irréconciliable affrontement de deux vérités et parce qu’ils véhiculent un savoir aussi désacralisant – « Le jour où on mangera de l’argent, on cessera de chier sur la culture. » – qu’étonnamment intuitif : « La parole est une hystérie qui relève de la frustration qui par ailleurs la compense. »
Richard Blin
X pierres de folie, préfacé par Muriel Richard-Dufourquet
L’arachnoïde, 96 pages, 15 €
Poésie Les mots de la folie
novembre 2019 | Le Matricule des Anges n°208
| par
Richard Blin
Si la langue ne saurait être le dernier rempart contre la démence, elle peut être le sésame qui ouvre à la poésie diagonale de son univers.
Un livre
Les mots de la folie
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°208
, novembre 2019.