En réunissant l’intégralité des Gueux de l’Atlas, le Cahier du Maroc et quinze lettres à ses proches, Le Voyage au Maroc, sans rompre tout à fait avec le topos du voyage d’Orient ni correspondre vraiment à l’exotisme tel que le définissait Segalen – « la connaissance que quelque chose n’est pas soi-même » – est un document qui aide à comprendre ce que fut la période de formation d’un des peintres les plus mystérieux du XXe siècle.
Fils d’un général chassé de Russie par la Révolution bolchevique, Nicolas de Staël, né en 1913, à Saint-Pétersbourg, a été accueilli en Belgique, après la mort de ses parents, par un industriel belge d’origine russe s’occupant avec sa femme de la Croix-Rouge. Après de brillantes études classiques (latin-grec), il semble avoir songé un temps à une carrière littéraire, avant de manifester un goût de plus en plus vif pour les arts en dépit des réticences de son tuteur qui aurait aimé l’intéresser au métier d’ingénieur. Il suit des cours d’architecture, de dessin antique, de décoration, voyage en France, aux Pays-Bas, en Espagne, dessine et peint des aquarelles. Après une première exposition à Bruxelles (des icônes et des aquarelles d’Espagne), il accepte la proposition d’un collectionneur belge qui lui offre le voyage au Maroc en échange de l’envoi de tableaux. C’est ainsi qu’au mois de juin 1936, il part au Maroc avec un ami.
Le monde qu’il découvre, il l’évoque avec ferveur dans Les Gueux de l’Atlas, une sorte de reportage sur la situation du Maroc à cette époque, qu’on peut enfin lire dans son intégralité. De Staël y fait l’éloge des « berbères de la montagne », de leur vie simple et rude, de leur rapport franc et direct à un monde dont la beauté l’émerveille. C’est en frère qu’il parle de ces Berbères « que tout le monde regarde de haut » et dont le moindre geste « vibre de vie, de vie brûlante », qui font l’amour « nus dans les étoiles, en plein hiver, ou dans le meuglement doux des bêtes aux pâturages ». La frénésie de leurs danses, leurs chants, leur musique, il aime tout et le dit sur fond de multiples notations descriptives. « Vert, le feu de l’herbe consume sa propre chaleur, allume un tronc, une silhouette de femme, donne une expression magique aux visages des arbres. »
Ce monde, on le retrouve au fil des lettres adressées à ses parents adoptifs. Elles forment une sorte de journal écrit au rythme de sa découverte du pays. On y voit surgir la réalité comme surprise dans son jaillissement originel. « Parti de Fès vers la montagne, Azron, Kenitra, petits buissons, vallées désertes. Kenitra, Beni-Mellal, montagnes, tente des bergers, chardons blancs au soleil, mirages, oueds (rivières) mais à quelques kilomètres de Marrakech, véritable paradis terrestre, des centaines, des milliers de palmiers, leurs gestes d’offrande vers le ciel, petits ânes, calmes chameaux. » L’éclat de l’instant, l’exaltation provoquée par la symphonie des couleurs, de Staël les évoque comme instinctivement. Il dit son admiration pour une civilisation qu’il sent menacée, s’indigne de la façon dont la colonisation dénature le peuple marocain, lui fait perdre ce « feu » qu’il est venu chercher. Et puis il parle de lui, de la sensation qu’il a d’évoluer dans un atelier à ciel ouvert, de sa joie de n’avoir jamais eu autant de modèles. Ma vie, écrit-il, « consiste à travailler, à être inquiet, à lire, et mon travail n’a pas beaucoup de ressemblance avec la douceur du pays. »
Déjà il ne se sent et ne se pense qu’en peintre. Il cherche à comprendre pourquoi « les pommes de Van Gogh, à La Haye, de couleur nettement crapuleuse, semblent splendides, pourquoi Delacroix sabrait de raies vertes ses nus décoratifs aux plafonds et que ces nus semblaient sans taches et d’une couleur de chair éclatante. Pourquoi Véronèse, Vélasquez, Frans Hals, possédaient plus de 27 noirs et autant de blancs ? » Il découvre aussi le caractère cardinal de la simplicité. « Dieu si je pouvais changer, devenir plus simple, plus simple. Mais c’est toute une lutte et sans profit immédiat. » Des lettres où il affirme n’avoir jamais douté « de pouvoir faire de très bonnes choses » mais où il se plaint aussi que les mots ne sont que le pâle reflet de ce qu’il pense, « sorte de cinéma par rapport à la vie », ce qui ne fait que renforcer l’incompréhension entre sa famille adoptive et lui. Et de leur annoncer qu’il commence un cahier de croquis et de notes qu’il leur enverra dès qu’il sera rempli. Un cahier qui s’ouvre sur le mot « clarté » et qui est reproduit dans ce volume.
Richard Blin
Le Voyage au Maroc
Nicolas de Staël
Présenté et annoté par Marie du Bouchet
24 illustrations
Arléa, 192 pages, 22 €
* Rétrospective Nicolas de Staël au Musée d’art moderne de Paris jusqu’à 21 janvier 2024, puis à la Fondation de l’Hermitage à Lausanne du 9 février au 9 juin 2024.
Domaine français Sur les sentiers de la création
novembre 2023 | Le Matricule des Anges n°248
| par
Richard Blin
Le Voyage au Maroc de Nicolas de Staël nous dévoile une personnalité déjà affirmée en quête de l’alchimie forme-force capable de lui ouvrir ce lieu défendu qu’est encore la peinture.
Un livre
Sur les sentiers de la création
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°248
, novembre 2023.