Il se nomme Julien Legris, pas Lenoir ou Leblanc, non, il est tout entier de ce gris passe-partout, couleur passe-muraille. Il est arrivé au « désert glacé de la soixantaine » sans fredaine, sans le moindre petit drame, un peu comme le monsieur William de Jean-Roger Caussimon1. Julien Legris a fait la Grande Guerre « sans autre action d’éclat que celle de survivre. » Pas une égratignure. Signe de courage, de lâcheté ou… de grisaille ? La Marne, le Chemin des Dames, Verdun… des noms qui dans les années 1950 disent encore quelque chose mais qui se feront vite doubler par une frénésie de bonheur, d’insouciance, ces marques de fabrique de la société de consommation en ordre de marche. Julien Legris n’a pas gagné de médaille mais une carte d’ancien combattant qui lui donne le droit de vendre des billets de loterie « des dixièmes des gueules cassées » à l’angle du numéro 6 de la rue du Havre, tout près de la gare Saint-Lazare à Paris. Il passe ses journées à regarder le monde crépiter sans lui. Il lutte à sa manière contre la mécanique féroce du quotidien, des heures, des minutes. Alors, spectateur endolori, il s’invente des histoires, ou plutôt une seule histoire, mais d’amour. Il défie la fatalité, croit au hasard, se dit qu’un matin cette jeune fille Catherine qui déboule du train de 8 h 52 rencontrera forcément François qui lui débarque à 8 h 41. Onze minutes les séparent. Un rien, ou presque, suffirait pour enrayer le décalage horaire, leur donner la possibilité de se rencontrer. Julien Legris croit au coup de foudre. Il est l’ange gardien égaré du film de Frank Capra La vie est belle.
Paul Guimard publia cette Rue du Havre en 1957. Il met en scène des vies ordinaires, sans colère ni haine, avec à peine ce qu’il faut d’ironie pour ne pas être méchant. Il fait de l’élégance un art d’écrire. Avec lui, l’indulgence est de mise, la monotonie devient douce sinon désirée. L’air du temps devrait être à la désinvolture, il est déjà au désenchantement. Les rêves sont de pacotille. Ici, pas question de lendemains qui chantent. Que quelques jeunes hurluberlus saccagent les Champs-Élysées par ennui, Guimard leur accorde cette sentence empruntée à Jules Renard : « Pour vomir son temps, il faudrait d’abord l’avoir mangé. » À la niche, les jeunes ! Les Galeries Lafayette où travaille François ont du bonheur à revendre. Lui, se rêve artiste peintre. Catherine, elle, échoue starlette de cinéma, mais qu’elle ne craigne rien, le metteur en scène ne la violera pas : « cela ne se fait plus ». Ouf ! Ces deux-là exauceront-ils le vœu de Julien Legris ?
Un tantinet désabusé, un peu dandy, Paul Guimard qui fut l’époux de Benoîte Groult, la grande dame d’Ainsi soit-elle, frôle l’irrévérence sans s’embarrasser de féminisme. Avec lui, les choses de la vie2 ont le charme suranné des belles mélodies.
Martine Laval
1 Musique de Léo Ferré
2 Les Choses de la vie, publié en 1967 et adapté au cinéma par Claude Sautet
Rue du Havre
Paul Guimard
L’Échappée, « Paris perdu »,
préface-tendresse de Blandine de Caunes, 154 pages, 15 €
Histoire littéraire L’amour sur des rails
février 2024 | Le Matricule des Anges n°250
| par
Martine Laval
Dans le Paris trépignant des années 1950, Paul Guimard imagine une histoire de cœur impossible. Ou comment piéger la fatalité. Réédition de Rue du Havre.
Un livre
L’amour sur des rails
Par
Martine Laval
Le Matricule des Anges n°250
, février 2024.