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Essais Jusqu’au noyau de vertige

septembre 2024 | Le Matricule des Anges n°256 | par Richard Blin

Dans un livre transi de mélancolie et d’urgence de vivre, Sophie Gallé-Soas romance la vie de Masahisa Fukase (1934-2012), un photographe majeur de l’âge d’or de la photographie japonaise.

L' Homme au corbeau

Manifestement désemparé un homme parle à une sorte d’alter ego qui n’est autre qu’un corbeau, un de ceux qu’il ne cesse de photographier depuis une rupture amoureuse particulièrement douloureuse. Il s’appelle Masahisa Fukase, il a 57 ans, et Yoko, son modèle, sa femme, sa muse l’a quitté. En dérive vers le grand rien, il s’accroche à ce qui lui reste, ses images, qu’il regarde et commente en compagnie de son corbeau. « À part toi, je n’ai personne avec qui les regarder. »
Né en 1934, à Bifuka, sur l’île de Hokkaido, la petite Sibérie japonaise, il est né dans une famille qui tient un studio de portrait depuis deux générations. Destiné à en prendre la succession, il rejoint, à 18 ans, une école d’art de Tokyo afin d’y parfaire sa formation. « Son troisième œil autour du cou », il découvre les charmes et le chaos d’une ville en train de se relever d’une terrible guerre. Diplôme en poche, et parce qu’il est amoureux, il décide de ne pas rejoindre sa famille et d’entamer une carrière de photographe documentaire.
Un premier amour vécu jusqu’à la naissance d’un enfant mort-né et le départ de celle qui avait, nuit et jour, offert son corps et son sexe à l’objectif de son appareil. Il décide alors, lui le chantre de la photo réaliste, de passer à l’abstraction. « Mon regard ne me suffisait plus, il fallait que mon cerveau sous emprise triture les apparences, fouille les strates de l’existence. » Superposant les négatifs, il multiplie les expositions, joue du flou, découvre un champ de création totalement neuf. C’est à cette époque qu’il rencontre Yoko, celle qui sera son grand amour. Ils s’installent ensemble dans une HLM de la banlieue de Tokyo, une vie qu’il met en scène et photographie pour en montrer l’absurdité et le côté uniforme. Ce qui le fait rejoindre au cœur de Tokyo, un phalanstère où il fréquentera les acteurs du mouvement underground. Une période qui lui fait comprendre qu’il s’agit désormais d’exprimer les souffrances, les pulsions inavouables. « Affirmer avec outrance. Déformer les corps. Transgresser l’interdit. Et bien sûr tendre le dos à la censure. »
Photographiant de manière obsessionnelle sa femme, ses chats, ses parents, sa famille et lui-même, il le fait en quête du secret qui les chiffre, et en ajoutant à ce qui est, des éléments qui défient les certitudes et permettent de dépasser les apparences. Ainsi, quand il fait poser les membres de sa famille, c’est parfois de dos et souvent accompagnés d’actrices ou de mannequins en partie dénudées. Son père, il le photographiera jusqu’après sa crémation, en faisant de son crâne « fendillé et blanchi par les flammes » une nature morte. Quant à Yoko, on a l’impression que ce qu’il cherche à capter, en la photographiant, c’est sa façon d’être là, d’être moins là, d’être contre, d’être avec. Et lorsqu’elle le quittera, il se mettra à photographier de manière non moins obsessionnelle les corbeaux, comme s’ils étaient la métaphore de sa solitude et comme s’il cherchait à imager cette part obscure de nous-mêmes qui nous lie à ce que nous ne sommes pas.
De fait, avec le départ de Yoko, c’est la vie qui l’a quitté tant ses photos semblent lui servir à dire qu’il n’existe plus qu’à tâtons, que, même les yeux grand ouverts, il vit comme un somnambule. Alors, à la manière des sorciers vaudous, il se met à martyriser ses photos, les cousant, les perçant, les ornant de fils, d’aiguilles, et les photographiant à nouveau. « Je me fous de la qualité photographique, je n’ai plus le temps, c’est la performance qui m’intéresse, le défi à relever. L’inattendu. » Par superposition, collage, ajout, il défigure et reconfigure ses images, change la perte en trouvailles, donne à voir la mort s’engouffrant dans la vie. Qu’il s’agisse de ses autoportraits pris dans une baignoire ou des photos le montrant le bout de sa langue collé à celui de gens rencontrés dans des bars, c’est l’infraction à l’ordre des choses qu’il cherche, la déviation, l’intervalle d’impensé qui pourrait lui permettre de conjurer ses lâchetés ou la mort de l’amour. Le manque, comme l’excès, laissent toujours un reste, et ce sont ses images à la théâtralité ténébreuse condensant tout le dissonant d’une vie qui allait basculer dans le drame avec sa chute dans l’escalier d’un bar où il avait ses habitudes. Les lésions cérébrales qu’elle entraîna le condamnèrent à passer les vingt dernières années de sa vie dans le coma. Bien que divorcée, Yoko lui rendra visite régulièrement, jusqu’à sa mort, en 2012.

Richard Blin

L’Homme au corbeau,
de Sophie Gallé-Soas
Arléa, 128 pages, quinze photographies, 20

Jusqu’au noyau de vertige Par Richard Blin
Le Matricule des Anges n°256 , septembre 2024.
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