Certaines personnes mènent une double vie, un peu comme les agents secrets. D’autres ont le sentiment de disposer d’une double vue, dont un des foyers les ferait pénétrer dans l’inexprimable, tandis que par l’autre foyer, le réel ne disparaîtrait jamais de leur champ. Robert Lebel appartient aux deux catégories, se nourrissant de l’ombre pour bâtir sa propre quête de la pierre philosophale. Les deux textes ici présentés, autobiographiques, d’une poignante sérénité, ouvrent les voies douloureuses et concommitantes d’une vie (une autre vie ?) que seule l’écriture peut arracher à ses racines. Faut-il s’en étonner ? On ne sait pratiquement rien sur Robert Lebel (1904-1986). Critique d’art, fréquentant sur le plan intellectuel Duchamp, Giacometti, Breton, Gracq, il devint un bref temps chanteur de cabaret, puis grâce à l’Ecole du Louvre, se fixa comme expert auprès des douanes françaises en matière de peintures anciennes. A vrai dire, l’homme cultivait la discrétion, la pruderie, au point que bon nombre de ses relations ignorèrent tout de sa qualité de père de famille et de mari.
Dans La Sainte-Charlemagne, Robert Lebel se souvient de son enfance, de ses années de rébellion où dès l’âge de deux ans, il préparait activement son plan de « massacre général » : « Sans reculer devant le caractère abrupt de l’escalade, j’envisageai mon salut dans une rupture avec ce que je tenais déjà pour l’humain, c’est-à-dire la précarité inséparable du monde des adultes. » Sorte de pamphlet ou de réquisitoire contre les valeurs marchandes et bourgeoises de la France parisienne d’avant 1914, incluant la place de l’enfant dans le milieu parental, Lebel laisse défiler sous les yeux du lecteur une incroyable et implacable galerie de portraits, de lieux (quartier du faubourg Saint-Antoine) peints au vitriol où, forcé d’y être convié, sa rage se mue peu à peu en une profonde et jubilatoire auto-flagellation.
« J’ai travaillé 20 ans au témoignage que je présente ici en guise de dénouement de fantasme, confesse-t-il à la fin de La Saint-Charlemagne… Pour compléter mon inépuisable procédure de déculpabilisation, avouerai-je qu’au moment de terminer enfin ce texte, j’ai brisé mon bras droit ».
Dans La Double vue, on hésitera entre le cocasse et le mystique où le narrateur, un peintre, tente de rationnaliser le cheminement artistique de son activité créatrice. Il choisit donc de s’isoler dans un atelier pour mieux se consacrer à son art. Mais peu à peu, un étrange rituel nocturne à l’intérieur d’une usine de pianos désaffectée l’obsède. Un groupe de sans-abris se retrouvent chaque soir pour de curieuses séances d’imprécation sous la conduite d’une troublante prêtresse. Invité puis initié, le peintre essaiera de trouver dans cette nouvelle forme de connaissance une inspiration neuve pour son travail pictural.
Ces deux textes, écrits sûr un ton diablement calme et une volonté presque didactique, comme si l’auteur avait besoin de se persuader de ses intimes convictions, sont un témoignage irréfutable sur l’univers-conceptuel de Lebel. Certes, on pourrait regretter certains passages qui semblent abscons tant leur interprétation renvoie à une grille de lecture à géométrie variable, mais cela suffit-il ? A ce titre, il faut retenir la précieuse préface d’Alain Fleischer à propos de La Double vue : « Tout grand livre est en deux volumes : celui que l’auteur a écrit, et son double : la projection de son ombre dans l’univers infini et indéfiniment duplicable des mots. »
La Saint-Charlemagne
et La Double vue
Robert Lebel
Deyrolle éditeur
93 et 116 pages, 95 FF chacun
Domaine français Lebel, la double vie
octobre 1993 | Le Matricule des Anges n°5
| par
Philippe Savary
Avec La Saint-Charlemagne et la Double Vue, Robert Lebel s’interroge sur son enfance et la quête créatrice de l’artiste. Rééditions.
Des livres
Lebel, la double vie
Par
Philippe Savary
Le Matricule des Anges n°5
, octobre 1993.